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Le vœu de Toul

 

Samedi 25 juin 2022 (inspiré au salon du livre de Toul)

Magali DALLE


 

Il était une fois… Une canicule, une cathédrale et un orphelin.

Quel rapport entre ces trois protagonistes ? Justement, nul n’aurait pu le deviner : la vie est pleine de surprises, de celles dont l’on ne pensait pas qu’elles traçaient notre chemin, de ces événements insignifiants ou contrariants que l’on sous-estimait… Toujours est-il qu’un petit garçon errait dans les rues de Toul.

Il n’avait plus de parents depuis longtemps déjà : il les avait à peine connus. Il se nommait Stéphane mais son frère, seule famille qui lui restait, l’appelait Steve. Non pas par affection, ni même par recherche d’un surnom plus court : juste pour le plaisir de renommer ce petit bout d’homme qui l’ennuyait en recherchant un amour qu’il ne pouvait donner. Car il menait sa propre vie et ne souhaitait pas s’encombrer d’une famille, aussi réduite soit-elle.

Ainsi Stéphane déambulait-il, parfois, dans les rues de leur ville, seul. Mais juste au début de l’été, une grande chaleur s’abattit sur le pays toulois, et même sur la France et au-delà : de jour en jour elle devenait plus forte et les médias ne parlèrent bientôt plus que de canicule. La vie devait cependant continuer, chacun vaquant à ses occupations.

Passant devant la cathédrale de Toul, le garçon y entra. Non pas pour prier, car on ne le lui avait pas appris. Mais parce qu’il se doutait qu’un tel monument, immensité de pierre ouvragée et dont l’intérieur semblait totalement ombragé, le rafraîchirait. Il passa donc le porche, put enfin ouvrir grand ses yeux qui n’étaient plus éblouis par le soleil, sentit son corps se détendre et s’avança, tranquillement, le long de la nef centrale. Il venait d’entrer dans un monde extraordinaire, fait de couleurs et d’odeurs inconnues mais agréables, propageant dans le silence une paix qui semblait en emplir tout l’espace, des pierres polies sous ses pieds aux voûtes inaccessibles formant entre lui et la chaleur assommante un second ciel, protecteur et maternant. Le nez en l’air il s’avança ainsi, stupéfait par les lieux, jusqu’aux marches menant au chœur. Il observa, tourna sur lui – même et fut attiré par un objet qui semblait l’appeler : un banc. Au premier rang. Il s’assit, respira encore la fraîcheur et ferma les yeux un instant. Autour de lui, quelques murmures lointains, des bruits de rue qui disparaissaient à son esprit et le silence enveloppant le tout. Stéphane rouvrit les yeux. Il aperçut, non loin de lui, une sculpture trop émouvante à son goût : une femme portait un enfant et un homme se tenait à leurs côtés. La femme regardait l’enfant en souriant, l’enfant ouvrait les bras vers le monde et semblait parler tandis que l’homme les couvait tous deux d’un regard aimant en tenant un long lys. Trop émouvante. Il aurait bien voulu avoir des parents. Alors le garçon murmura : « S’il quelqu’un habite ici, alors, s’il-te-plaît, change mon frère pour qu’il m’aime. »


 

Stéphane avait fait de son mieux pour ne pas trop pleurer : il n’était pas venu pour ça ! Il avait juste eu besoin d’un peu de calme, d’échapper aux brûlures du soleil ! Il se leva et retourna vers la grande porte menant vers la place. Dehors, on aurait pu croire qu’il n’y avait que du feu, tant la lumière aveuglait ! Stéphane regarda autour de lui tout en longeant une rangée de banc latérale. Sans doute parce qu’il n’était pas pressé de ressortir, il s’attarda sur un vitrail qui lui semblait plus coloré que les autres. Il y vit de somptueuses couleurs, dont l’agencement artiste traçait les formes d’un homme debout ayant à ses pieds un gros tas de pierres. L’enfant ne put s’empêcher de lui sourire. Puis ses yeux grossirent, et restèrent fixés au vitrail : l’homme y avait bougé ! Il avait tourné son regard vers le petit garçon et répondu à son sourire ! Stéphane en resta pétrifié ! L’homme continua de sourire, se pencha vers lui, puis passa un pied hors du vitrail. Il en descendit alors tranquillement, comme s’il avait simplement été debout sur un balcon qu’il quittait par un escalier invisible ! Mais en posant les pieds sur le sol, l’homme en vêtements antiques devint un enfant vêtu d’un bermuda et d’un T-shirt portant la marque préférée de Stéphane, ses sandales se transformant en chaussures de sport usées mais de la même marque que son haut.

« Si tu veux bien, je vais rester un peu avec toi », dit-il simplement.

Stéphane approuva de bon coeur : un ami, ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval ! Et celui-là était magique ! Ils se mirent rapidement à rire en observant quelques statues de saints qu’ils ne trouvaient pas très réalistes, puis en imaginant comment les gargouilles avaient pu être si déformées. Ensuite ils décidèrent d’aller marcher à l’ombre.

Le parvis anciennement arboré de la cathédrale faisait face au tribunal et l’une de ses ouvertures menait vers des quais ombragés : les garçons décidèrent de foncer vers la Moselle. Ils ralentirent cependant le pas en passant à côté du seul arbre survivant sur la place : un hêtre immense et qui avait dû être magnifique… Mais qui se tenait péniblement là, désséché…

« On dirait qu’il attend qu’on le sauve… murmura Stéphane.

- Veux-tu l’aider ? demanda son camarade.

- Oh oui, j’aimerais tellement. Si seulement je le pouvais... » et il enlaça le tronc sec entre ses minces bras d’enfant, compatissant à cette vie qui, vue de tous, était paradoxalement isolée et insignifiante… Son ami sortit alors de sa poche une émeraude, qu’il posa au pied de l’arbre, entre une racine et son tronc. Il sembla murmurer une prière et, à son tour, toucha l’arbre, les yeux levés vers ses branches sans feuilles. Puis il se tourna vers Stéphane : « On devrait aller à l’ombre, maintenant ! » Ils lancèrent un dernier regard à l’arbre : Stéphane avait eu l’impression que ses branches lui avaient fait signe… Mais non, il avait dû rêver !

Enfin sur les quais ! De hautes murailles, restes des fortifications de la ville, offraient un chemin moins brûlant aux enfants. Des tourelles s’y trouvaient encore, certes en ruines mais si élégantes, amusant les enfants qui aimaient y grimper comme les chats qui s’y cachaient. Les garçons surprirent, dans l’une d’elles, une forme qui se mit à japper à leur approche.

« Oh, s’écria Stéphane, un chien !

- Il est attaché.

- Et abandonné. Pauvre petit… Regarde-le ! Il n’a plus de force : il meurt de soif ! Attend, petit chien, je vais chercher de l’eau dans le fleuve…

- Hé ! Tu vas y tomber !

- Hé ! Mais non ! Et de toute façon je sais nager ! »

Ils se mirent à rire, mais peu de temps car l’animal avait beau sembler soulagé de les voir près de lui, il n’en souffrait pas moins de déshydratation !

« Attends, Stéph’. Tu n’as pas besoin d’aller dans la Moselle. » Le mystérieux garçon fouilla sa poche et en sortit un saphir, sous les yeux stupéfaits de son camarade de jeu.

Il posa la précieuse pierre devant le chien : elle se mit alors à grossir, enfler, bouger, se mouvoir comme un miroir liquide, et devint une source d’eau fraîche. L’animal but longuement, alternant jappements de joie, regards reconnaissants et grosses gorgées ! Stéphane le libéra de la laisse qui le retenait et ils laissèrent l’animal se réhydrater et se rafraîchir à l’ombre de la tour en se roulant dans la mare formée pour lui autour de la source qui jaillissait encore.

« C’est génial, s’écria l’orphelin, nous avons sauvé la vie de ce chien, tu te rends compte ? Mais d’où sors-tu tes pierres, mon ami ? C’est de la magie ! Tu fais de vrais miracles, toi ! »


 

Pendant qu’ils plaisantaient et riaient, loin derrière eux, sur le parvis de la cathédrale, un homme épuisé sortait du tribunal, sa sacoche à la main. Il s’essuya le front d’un revers de sa manche. Malgré la chaleur, il portait une chemise à manches longues et un pantalon de costume. Il leva les yeux, légèrement étonné, et sans plus de réflexion s’appuya contre un arbre : il ne l’avait pas encore remarqué mais ce hêtre était aussi haut que feuillus, vert et large. Il sentait la fraîcheur en s’approchant de son feuillage et se laissa choir, restant assis un long moment sous le seul coin de nature de la place. Le bois du tronc semblait souple, riche de sève. Il n’aurait pu dire combien de temps il s’était ainsi reposé lorsque son téléphone le sortit de sa douce torpeur : un greffier lui demanda s’il était capable de reprendre ses auditions ou s’il fallait les repousser. L’homme sourit : il ne transpirait plus.

« - Préparez-moi une boisson fraîche, je reviens.

- Bien, Votre Honneur. »

Il se leva, respira à pleins poumons, et retourna d’un pas décidé vers sa salle, dans un couloir aussi somptueux que triste, du tribunal. La canicule ne l’aura pas eu aujourd’hui.


 

De l’autre côté de la Moselle, des bruits de voix parvinrent aux enfants. Les quais leur avaient pourtant semblés déserts.

« Oh, ça vient de ces quartiers, là-bas ! commenta Stéphane.

- On pourrait faire demi-tour… proposa son ami.

- Attends ! Mais, je reconnais la voix de mon frère ! »

Les voix étaient désormais des cris, menaces et injures, et le petit orphelin avait reconnu les jurons de son frère. Il l’avait déjà vu en colère, tellement en colère… La prison ne l’avait pas calmé, bien au contraire. Cette fois, il semblait évident, rien qu’à compter les différentes voix, qu’il faisait face à plus fort que lui.

« Je dois l’aider ! » s’écria Stéphane. Sans réfléchir au danger qu’un garçon comme lui courrait à se jeter dans la gueule des loups, il courut vers le pont qui le séparait de la rive de l’affrontement, glissa en le prenant après un virage trop rapide et dans lequel ses pieds s’emmêlèrent, et il tomba de tout son long sur la dernière marche menant au vieux pont. Son menton s’ouvrit violemment et tout son corps lui sembla s’écraser avec force sur les pierres. De douleur, il se rejeta en arrière et dévala le court escalier. Il était en sang lorsque son ami le rejoignit. Mais il voulut encore parler, les yeux emplis de larme par la douleur : « Mon frère… Ils vont tuer mon frère... 

- Tu es blessé…

- D’abord mon frère ! Ils vont le tuer ! »

On pouvait lire, dans les yeux du garçon, toute la sincérité d’un coeur qui avait souvent fait l’expérience de la violence et savait repérer la gravité d’une menace. Mais il avait trop mal pour bouger, et toute sa tête le faisait souffrir. Son ami sortit de sa poche une nouvelle pierre : un rubis. Il le déposa sur son front et Stéphane sentit la douleur diminuer jusqu’à disparaître : son menton n’était plus brisé, il pouvait à nouveau parler et bouger sans souffrir. Il retourna alors vers le pont et reprit sa course de plus belle. Il sentit un courant d’air passer à côté de lui à folle allure. Il crut voir un chien mais avait à peine eu le temps de l’apercevoir qu’il disparaissait déjà dans la ruelle d’où provenaient maintenant des cris de rixes et de nouvelles menaces. Des aboiements furieux dominèrent soudain les voix et les cris furent de rage puis de peur. En s’approchant, le garçon fut bousculé par plusieurs personnes agitées qui s’enfuyaient, blessées, devant les crocs d’un chien qui lui sembla énorme et féroce. A sa vue, l’animal se calma et vint en jappant se frotter contre sa main : Stéphane reconnut le chien assoiffé qu’il avait détaché. Comme il lui avait semblé faible et maigre, alors ! A présent il le voyait aussi grand et vif qu’il devait être.

« Steve ? Ce cleb’ est à toi ?

- Salut, grand frère. Non, je l’ai libéré et mon ami a…

- Ouais, OK, merci mon gars. Faut que j’y aille, maintenant. »

Les yeux de Stéphane commencèrent à se remplir de larmes. Son frère s’en aperçut et prit un air gêné :

« Tu ne diras pas ce que tu as vu, compris ? Je dois garder ma réputation, tu comprends ?

- Moui… murmura le garçon en hochant la tête.

- J’ai un RDV, tu vois… Ton chien, il est cool. Je vais pouvoir y aller…

- Un RDV… répéta Stéphane qui aurait tellement voulu que ce soit avec lui, pour une fois…

- … Avec un juge, précisa son frère. J’aurais peut-être pu m’en tirer, sur ce coup… Mais pas avec mon casier… Il faudrait un miracle. Mais faut quand même que j’y aille. Sinon ce sera pire…

- Oui, vas-y ! répondit vivement le garçon. Vas-y ! »

Son frère lui ébouriffa les cheveux, ce qui fit sourire Stéphane : il ne l’avait jamais touché, pas même d’une tape amicale. Puis il s’en fut, le chien sur ses talons.

Stéphane revint alors sur ses pas. Il aperçut son compagnon de jeu l’attendre sur le pont. Mais le chien arrêta le grand frère devant lui et le garçon du vitrail lui remit une pierre en lui disant quelques mots. L’homme se tourna alors vers son petit frère avant de reprendre sa course vers le tribunal.

Tout en tenant sa pierre, il se retourna vers Stéphane plusieurs fois, jusqu’à être hors de vue.

« Que lui as-tu dis ? questionna le garçon après avoir rejoint son ami.

- Je lui ai donné une pierre de ta part, en lui disant que ça montrait ce qui vous liait.

- Une pierre ? Laquelle ?

- Un diamant. »

Ils se regardèrent sans parler. Puis retournèrent vers la ville.

« Oh, l’arbre ! » s’exclama Stéphane en apercevant le hêtre vert, large et trônant désormais sur la place comme le maître des lieux. Plusieurs personnes s’étaient assises sur le sol sous son ombre, devisant de leurs soucis, de la météo comme de leur soudaine prise de conscience de l’existence de cet arbre. Ils semblaient avoir oublié qu’il y avait encore une heure, il était sec et mourant.

« Attendons là !  proposa Stéphane en montrant une racine de l’arbre formant un petit banc. As-tu encore un saphir pour faire de l’eau ?

- Je vais en demander à quelqu’un ! » répondit son ami en s’éloignant. Stéphane s’installa sur le banc offert par le hêtre et ne vit pas son compagnon pénétrer dans le tribunal : il parla quelques secondes aux agents de sécurité, entra, profita de n’être pas observé pour glisser une pierre de lune dans la fissure du socle d’une statue, et ressortit pour demander une bouteille d’eau à un mendiant qui la lui accorda volontiers et reçut en échange une pierre. Il la glissa dans sa poche sans la regarder. Nul ne sut jamais ce que le mystérieux garçon lui avait donné, mais on le revit souvent sur le parvis : confortablement vêtu et apportant des sacs à ses anciens compagnons d’infortune.

« - Te revoilà ! Ah, merci pour l’eau ! s’exclama d’aise le garçon qui scrutait désormais les portes du tribunal. Regarde, reprit-il, le chien s’est couché près de l’entrée et il attend.

- Lui aussi. »

Ils se turent et regardèrent l’animal qui semblait dormir. Combien de temps ils restèrent ainsi, à l’ombre de l’arbre, fixant l’entrée par laquelle ils espéraient revoir apparaître le frère de Stéphane, je ne saurais le dire…

Mais soudain Stéphane sauta sur ses jambes : son frère venait d’apparaître ! Le chien jappa en remuant la queue : il le conduisit vers l’arbre, vers son petit frère.

« Tu as vu ? Il est libre ! On ne l’a pas mis en prison ! Et il vient me voir ! Tu as vu ? » Stéphane essayait de parler sans pleurer. Son ami posa une main sur son épaule.

« - Vas-y. »


 

Ce soir-là, on vit, au centre de Toul, un homme courir, libre, pour prendre son petit frère dans les bras, fêté par un chien qui était devenu leur compagnon.

« Stéphane ! Le juge a déclaré qu’il n’y avait pas de preuve ! La mort de ton beau-père est déclarée accidentelle pour de bon ! Je suis lavé de tout soupçon, il a dit ! Je suis libre, mon frère ! »

L’enfant n’en croyait pas ses oreilles mais profiter de l’instant était tout ce qui comptait.

« Je lui ai dit que j’allais demander ta garde. Il était d’accord ! Tu imagines ça ? »

Le garçon pleurait, à présent. De joie.

« Je suis désolé pour tout ce que j’ai fait ! Je peux tout changer, maintenant ! Tu vas pouvoir venir avec moi, et on a déjà un chien ! Il y aura des procédures, mais ça ira ! Tu me crois, hein ? »

Stéphane riait. Oui, il le croyait. Il se retourna un instant : son ami marchait vers la cathédrale. Les cloches se mirent à sonner à la volée : c’était l’heure de l’Angélus.


 

Il paraît qu’aujourd’hui encore, lorsque les cloches de Toul sonnent, on peut entendre un chien japper près de la cathédrale… C’est peut-être, qui sait, le chien de deux frères qui s’entraident, et qui vient remercier un vieil ami…

Fin

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