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Chapitre 4, Sabotage

4 décembre 1659

Le lendemain, le carrosse, identique à la veille, les attendait dans la cour devant la maison. Ils y montèrent dans l’effervescence due à un projet trop attendu et après de bonnes nouvelles transmises aux enfants : grâce à leur découverte de la veille des patrouilles étaient déjà organisées à travers toute la région.

Cette fois, Léonard les rejoignit avant leur départ et il décida de rester à cheval pour les suivre. Adam sortait déjà de longs et fins beignets de leur panier lorsqu’ils quittèrent la maison.

Il avancèrent ainsi plusieurs heures avant que les premiers rayons du soleil ne permettent de voir les arbres défiler le long de la route. Diane observait sa mère qui semblait avoir déjà oublié le drame qui les avait retardés. Elle se doutait qu’il n’en était rien mais acceptait de faire mine de penser à autre chose. Elle se souvint de l’insistance de son cousin à propos des sirènes. Mais cette idée lui déplaisait autant que la jeune femme en blanc lui avait plu.

Soudain, ils basculèrent vers le sol ! L’habitacle semblait sombrer, tout tremblait ! La portière droite se déforma.

« - Hé ! Protesta Victor.

- Accrochez-vous ! Hurla Lucas.

- Maman ! Cria Diane.

- Qu’est-ce qui se passe ? Demanda Adam. »

Emma ne répondit pas. Elle ouvrit prestement la portière gauche et d’un bond y grimpa pour sauter dehors.

«  - Sortez ! » ordonna-t-elle simplement.

Chaque enfant escalada une banquette, s’accrocha à l’ouverture laissée par la portière ouverte, se souleva à la force de ses bras pour basculer en avant et passer ses jambes à l’extérieur afin d’atterrir tranquillement sur le sol. Léonard contourna le carrosse et arrêta son cheval près des enfants, les yeux furetant entre les arbres et sa main droite serrant une épée. Emma le laissa veiller sur l’atterrissage des enfants et s’engouffra sous le carrosse qu’explorait déjà le cocher.

« - Paul, ça va ? Lui demanda-t-elle, inquiète pour celui qui avait dû tomber à la renverse du haut du véhicule jusqu’à terre.

- Oui, ça va. Merci. Cet essieu a été scié !

- Scié ? » Elle s’approcha : en effet, la cassure était visible sur une partie mais le reste était coupé net.

« - Il s’agit d’un sabotage, Emma. »

Léonard avait entendu. Pendant qu’Emma ressortait de dessous le carrosse et se redressait, il s’approcha, se pencha vers elle et dit :

« - Nous avons deux explications simples : soit quelqu’un ne veut pas que tu arrives à Citélia, soit…

- Soit, poursuivit Emma dans un souffle, on en veut aux enfants. »

Ils se regardèrent d’un air grave, comme s’interrogeant muettement. Emma trancha : « - Les enfants. »

Léonard descendit de son cheval, dont il tendit les rênes à Paul.

«  - Nous continuons avec les enfants et les quatre chevaux d’attelage jusqu’à ce que nous soyons en sécurité. Paul, préviens François aussi vite que possible.

- Entendu, répondit-il. Le château du Comte Hauloin est à environ douze kilomètres à l’ouest.

- C’est trop loin, nous trouverons asile dans un village plus proche. »

Léonard détachait les chevaux du carrosse et les enfants l’aidaient. Il leur annonça :

« - Un essieu s’est cassé. Nous allons continuer la route avec ces quatre beaux gaillards mais ils ne sont pas sellés. Ils n’en ont pas l’habitude mais nous pouvons tout de même les monter à cru sur quelques kilomètres ! 

- Heu, hésita Adam…

- Nous n’aimons pas monter sans selle et ne l’avons plus fait depuis longtemps mais ça ira ! l’interrompit Lucas.

- Oui, ça devrait aller, ajouta Victor. Nous sommes six alors…

- Oui, dit Emma : Léonard et moi monterons avec Lucas et Adam tandis que…

- Non, je pourrai être seul, coupa Lucas. Pas de soucis, je vais m’en sortir ! »

Emma décida de le laisser essayer. Mais le plus urgent, pensait-elle, était de quitter cet endroit. Ils semblaient seuls mais il était probable qu’un ennemi les rejoigne bientôt…

Paul s’éloignait et n’était plus visible. Les voilà isolés pour protéger les enfants. Emma ne doutait pas qu’ils étaient une cible.

Ils montèrent tant bien que mal les chevaux, décidèrent finalement que Lucas monterait avec Léonard et que Diane et Victor, déjà habitués à cette technique, monteraient seuls. Puis ils s’éloignèrent à leur tour rapidement, abandonnant le carrosse.


 

Mais il se mit à neiger, ce qui était du plus bel effet dans le paysage : la forêt semblait plus reposante et plus merveilleuse encore, offrant à la fois plus de silence, de lumière et d’envie de jouer !

Cependant les pièges de ce paysage féerique étaient camouflés par la neige... Les chevaux glissèrent dans un large creux rendu invisible par le tapis blanc qui recouvrait tout. Emma vérifia s’il y avait des blessés, appliqua une pommade sur quelques bleus et un baume sur la cheville d’un cheval mais tout le monde allait bien.

« - Marchons à côté des chevaux, proposa-t-elle. Nous devrions bientôt rejoindre une ferme. » La neige tombait toujours. Après quelques minutes, le groupe aperçut, à travers un rideau de flocons épars et lents, une fine silhouette marcher vers eux. Léonard posa une main sur le pommeau de son épée, se plaçant devant les enfants tandis qu’Emma se retournait pour vérifier que personne ne les abordait par derrière. Les quatre enfants observaient et eurent un grand sourire étonné : une jeune femme étrangement vêtue s’approchait. Elle semblait plus jeune qu’Emma, le visage légèrement carré et les yeux, bruns, d’une douceur renforçant l’impression de sagesse de son regard. Elle ne portait ni bonnet ni chapeau, n’avait pas même un châle, et avait enfilé, par-dessus un pantalon trop large, une chemise en toile épaisse resserrée autour de la taille par une ceinture de liane qui l’entourait plusieurs fois. Elle portait des bottes de cuir beige savamment décorées de broderies représentant des fleurs et des arbres : celles-ci semblaient lui appartenir, contrairement au reste ! Ses cheveux auburn étaient fins et bouclés, tombant autour de ses épaules comme si la neige n’y avait pas prise. Ses sourcils très fins accentuaient son teint clair et son regard semblait pétiller d'intelligence et de malice. Elle avançait d’un pas sûr et rapide, le sourire aux lèvres comme si elle était toujours prête à rire, et sans avoir l’air de sentir le froid. Son apparence était inattendue, surtout si on la comparait aux enfants chaudement vêtus et protégés de manteaux de fourrure !

Léonard voulut ouvrir la conversation :

« - Hé bien ! Heu… Madem… Madame…

- Bonjour, je m’appelle Cloé ! Lança l’inconnue avec chaleur. » Les enfants commencèrent à s’avancer vers elle pour lui poser des questions mais Emma les devança :

« - Bonjour, Cloé. Je m’appelle Emma. Je vous présente Léonard, et les enfants. » Diane fut vexée que sa mère ne précise pas leurs noms. « Les enfants » ! Elle voulut compléter des propos si négligents mais Lucas lui prit l’épaule pour l’interpeller et lui fit du doigt signe de se taire.

« - Nous rejoignons une ferme située près d’ici. Ajouta Emma tandis que Léonard, désolé d’avoir bafouillé, veillait à se tenir bien droit et toussota.

- Enchantés de vous rencontrer, Cloé, parvint-il à articuler, de son habituel ton aimable.

- Oh, je vois : la ferme ! Pardonnez mon apparence, s’exclama Cloé, je devais me changer et j’ai attrapé ce que j’ai trouvé ! »

Victor se dit qu’elle avait visiblement volé des vêtements et qu’ils n’étaient pas du tout à sa taille. Adam fit remarquer à Lucas et Diane qu’elle semblait ne pas être frileuse. Mais alors, pas du tout ! Comme s’il avait entendu ses pensées, Léonard ôta sa cape de laine pour l’offrir à la jeune femme.

« - Oh non, fit-elle en lui offrant un lumineux sourire. Mille merci, mon ami, mais je n’ai pas froid. Si je peux me permettre une question, poursuivit-elle en s’adressant aussi à Emma, accepteriez-vous d’aider l’une de mes amies ? Je me permets de vous le demander parce que je ne connais personne qui le puisse… »

Diane observait Léonard : il remettait sa cape avec stupeur et voulut s’empresser de répondre.

« - Bien sûr ! », lâcha-t-il avant de se reprendre et de regarder Emma, regrettant d’avoir parlé à sa place. Mais son amie sourit et haussa les épaules :

« - Hé bien, nous verrons bien : expliquez-nous ! »

Diane pouffa de rire. Victor lui donna un coup de coude tandis que Lucas et Adam essayaient d’imaginer Cloé mieux vêtue, c’est à dire avec des habits à sa taille et moins grossiers : elle serait vraiment très belle ! Ils compatissaient au trouble de Léonard !

« - Oh, merci, s’exclama Cloé en sautillant. Suivez-moi ! Elle habite à quelques pas ! »

Emma eut l’air surprise : à quelques pas seulement ? Mais son ami avait déjà pris Diane et Victor par les mains : « - Allons-y, dit-il avec emphase. On ne fait pas attendre une dame qui nécessite notre secours ! » Lucas et Adam lui emboîtaient le pas vivement. Emma n’avait plus qu’à les suivre !

Quelques centaines de mètres plus loin en effet ils aperçurent une fumée sûrement échappée d’une cheminée. Emma trouva cela amusant : « - Une maison ici, en pleine forêt ! Ce n’est pas si fréquent : voyons ça ! »

Ils entendirent alors une voix douce, mélodieuse.

« - Oh, vous entendez ? Demanda Diane.

- Ah, mais oui bien sûr ! répondit Cloé avec assurance. Il s’agit de Nostale. Vous ne la connaissez pas ?

- Qui est-ce ? » Demanda Adam. Cloé jeta un regard interrogateur à Emma et Léonard puis :

« - Puis-je vous la présenter ? Elle est si bonne ! » Le sourire de ses interlocuteurs lui suffit : elle bifurqua, sauta un ru, se faufila entre des chênes (que le groupe contourna à cause des quatre chevaux) et les conduisit près d’une source en partie gelée et au bord de laquelle une femme était assise, les yeux plongés dans les quelques filets d’eau parvenant à s’échapper de la pierre pour glisser jusque sous la glace du ru gelé. Son visage était à moitié caché sous ses longs cheveux noirs, retombant, lisses et brillants, vers l’eau qu’elle caressait d’une main. Son chant était lent et mélancolique… Elle pleurait.

Cloé s’arrêta un instant et, se tournant vers Emma : « - Elle pleure ses enfants. Les monstres les lui ont pris et elle est inconsolable. » Ils sentirent tous leur cœur se tordre sous la tristesse et la compassion. Emma s’approcha de la femme. Celle-ci se tut alors et leva les yeux vers ses visiteurs. Elle ne se redressa pas mais leur sourit : d’un sourire aimable et triste. Les enfants l’entouraient à présent : elle les regarda avec chaleur.

« - Les enfants sont toujours une source de bonheur, murmura-t-elle.

- Je suis navrée de ce que vous vivez… lui dit Emma de sa voix douce et légèrement chantante. Avez-vous des amis pour vous soutenir ?

- Oui, lorsque je le souhaite, je peux rencontrer des amis répondit-elle.

- Les attaques vont s’arrêter, j’en suis sûre. L’armée royale y travaille.

- Oui, je vous crois volontiers. Mais pour moi… Tout est fini de toute façon… » avoua Nostale dans un souffle. Elle replongea son regard dans l’eau.

Emma recula d’un pas, la laissant à son chagrin. Nostale redressa alors la tête et observa les enfants. Elle saisit le poignet de Lucas, lentement, avec application, et le regarda d’un air douloureux et résigné.

« - Prends ceci, mon garçon. » lui dit-elle en lui glissant un objet dans la main : « C’est un pendentif en argent avec une pierre de lune. C’est très rare et je n’en ai plus besoin. Elle t’aidera à accepter l’inévitable et à ne pas avoir peur.

- Merci. »

Nostale le regarda avec intensité et replia les doigts de Lucas sur la pierre. « - Quoi qu’il arrive, âme généreuse, tu brilleras pour l’éternité. » ajouta la femme les yeux brillants avant de détourner le regard.

Adam murmura à l’attention de Diane et Victor :

« - Qu’est-ce que ça signifie ?

- Seulement qu’elle est trop mélancolique, répondit Diane. »

Victor compatissait à la tristesse visible de Nostale mais préféra s’éloigner.

Emma posa sa main sur l’épaule de la femme et emmena les enfants près de Léonard et Cloé.

« - Nous ne pouvons rien faire de plus pour l’instant, dit-elle.

- Oh, mais je ne vous parlais pas de Nostale ! s’écria Cloé. C’est une autre amie que je voulais vous présenter ! » La femme aux cheveux noirs se tourna alors vers eux :

« - Mais oui, allez chez Lavita ! Elle, elle est toujours pleine de vie, infatigable ! Elle pourra vous héberger au moins le temps que cette neige s’arrête. Lavita, elle... Elle ne renonce jamais à la vie... » Puis elle replongea son regard dans le cours d’eau.

Cloé reprenait déjà la route. Emma et Léonard la suivirent après avoir confié les rênes des chevaux aux enfants. Tandis qu'ils surveillaient toujours, à chaque pas, les alentours, s'élevait derrière eux un chant lent et limpide comme l’eau du ruisseau que Nostale caressait des yeux.


 

Léonard tressaillit : Cloé venait de lui attraper le bras. « - Regardez, dit-elle en montrant une chaumière du doigt, voici la maison de Lavita. Elle, elle ne se laisse jamais décourager ! »

Et elle sautilla vers la maison en chantonnant joyeusement.

« - Ouais ! s’écrièrent les enfants ! Une maison dans la forêt !

- Et il y a sûrement plein d’animaux dans la grange ! » Ajouta Diane.

Emma observa le toit : il devait être réparé à plusieurs endroits. Elle se demandait comment sa propriétaire pouvait y vivre…

Lucas attacha la bride de son cheval près de la grange, imité par son frère, Diane et Victor. Cloé frappait déjà joyeusement à la porte.

Une femme souriante et au regard vif leur ouvrit : elle était vêtue d’une robe rouge recouverte d’un grand tablier brodé, ses cheveux très blonds retenus par un chignon sous un fichu lui aussi rouge. Elle s’essuyait les mains dans son tablier.

« - Salut à toi, Lavita, dit Cloé. Je te présente Emma et… Voyons…

- Léonard. Compléta ce dernier. Pour vous servir, Madame. » Cloé fit la moue : elle le trouvait bien trop poli !

« - Mais nous aurions aussi besoin de votre aide une heure ou deux, poursuivit Léonard, si vous voulez bien. 

- Soyez les bienvenus, répondit leur hôtesse. Entrez : je vous prépare des chocolats chauds et nous discuterons ! J’ai du lait de brebis tout frais !

- Dé-li-cieux ! s’exclama Diane. Le lait de brebis, j’adore ! Le fromage aussi d’ailleurs !

- J’en ai aussi, répondit immédiatement Lavita. Et mon pain sort du four !

- Miam !!

- Ma chérie, interrompit Emma, tu mangeais encore du gâteau il y a une heure…

- Oui, mais la marche m’a creusé l’appétit, Maman !

- Bien dit, jeune fille ! » Approuva Cloé vigoureusement. Lavita et elle se firent une chaleureuse accolade et elles invitèrent tout le monde à s’installer à table. Une table conçue pour quatre personnes mais qui se trouva vite entourée de huit tabourets et recouverte de tranches de pain, d’un fromage de brebis et de tasses fumantes.

Lucas et Adam regardaient le plafond et listaient, entre eux, les travaux probables à faire ici. Victor admirait les peintures très colorées qui emplissaient les murs. Diane humait le parfum du chocolat et Léonard demanda s’il pouvait puiser de l’eau pour les chevaux.

« - Oh, bien sûr ! répondit Lavita : mais il y a déjà un abreuvoir et une mangeoire dehors, derrière la grange. Installez-y vos chevaux et ils n’auront qu’à se servir ! » Cloé se releva vivement :

« - Je vais vous montrer, Léonard ! »

Il sourit : elle avait retenu son prénom ! Elle s’empressa de l’emmener à l’extérieur, où elle lui présenta la grange abritant une bergerie et un poulailler ainsi qu’un petit stock de pommes de terre, de pommes, de farine, de sucre de betterave, d’huile de tournesol et des bocaux de fruits et légumes.

« - Elle travaille tout l’été pour faire des réserves qui lui serviront le reste de l’année, commenta Cloé. C’est amusant ! » Léonard trouvait Cloé réellement insouciante ! Et il pensait que la grange avait elle aussi besoin de travaux… Son toit avait été réparé, ou plutôt bricolé, plusieurs fois mais mériterait une remise en état complète. Voilà donc sans doute les besoins dont Cloé parlait.

« - Cette maison est plutôt grande, non ? Demanda Emma qui voyait bien que son hôtesse ne parvenait pas à tout entretenir.

- Oh oui, c’est normal ! J’ai quatre enfants ! Il leur faut de la place ! » Et avant que Diane n’ait le temps de poser une question elle ajouta : « Ils ne sont pas ici en ce moment. Mais il est important qu’ils aient leur espace !

- Tout à fait, approuva Emma.

- Vous aviez besoin d’un service ?

- Oui : nous avons eu un accident tout à l’heure et notre carrosse doit être réparé. Pouvons-nous attendre les secours chez vous ?

- Oh, mais bien entendu ! » Emma remercia sa généreuse hôtesse. Elle se demanda si Lavita ne se privait pas trop en partageant ainsi son pain mais ne pouvait de toute façon pas refuser…


 

Emma avait proposé à Lavita de l’aider à faire la vaisselle mais elle refusa. Elle sortit donc. Près de la grange, Léonard parlait avec Cloé. Les enfants n’avaient pas pu résister à l’attrait de la neige. Il n’en tombait plus et le paysage semblait immobile, attendant que l’on fasse voler par boules la poudreuse offerte à profusion. Emma s’approcha de son ami et ils échangèrent rapidement : oui, il fallait aider Lavita à réparer sa maison. Surtout si elle avait quatre enfants ! Ils ne devaient d’ailleurs pas être loin…

Cloé expliqua alors qu’elle luttait depuis des années pour reprendre ses enfants chez elle : ils avaient été enlevés par un clan de paysans barbares sévissant dans une étroite vallée et elle devait mener contre eux des combats en secret. En effet ses ennemis tenaient ses enfants bien enfermés et avaient corrompu plusieurs notables face auxquels elle ne s’était déjà que trop heurtée. Lavita avait été une danseuse célèbre et admirée, restée aimable avec tous les artistes qui avaient partagé ses ballets ; aussi comptait-elle encore de nombreux amis qui s’unissaient pour financer détectives et milice afin de libérer les quatre otages.

Léonard et Emma se regardèrent, l’air interdits : ils n’avaient jamais rien su de ce qui se tramait non loin de chez François et Emma !

« - Il faut l’aider, affirma Emma.

- Je dois repartir prévenir les secours que nous sommes ici : je transmettrai un message de ta part à Pierre.

- Parfait. Répète-lui ce qu'a dit Cloé et dis-lui que nous devons aider Lavita à obtenir justice… Je comprends qu’elle ait gardé cette maison mais sans avoir le temps ou les moyens de l’entretenir… Nous pourrions la secourir. Les enfants et moi en avons le temps, et François pourrait venir … »

Cloé se tourna vers Léonard, qui craignit de rougir, flatté de l’intérêt de la jeune femme.

« - Je reviendrai vite pour vous aider, dit-il précipitamment. François est sans doute déjà près d’ici et il ne vous quittera pas. Il va sans doute aussi remuer ciel et terre pour trouver le responsable du sabotage.

- C’est certain. »

Cloé ne demanda pas qui était François. Elle sourit, simplement.

On décida que Léonard devait partir tout de suite, afin de guider les renforts vers la spacieuse et pourtant pauvre chaumière de leur hôtesse. Cloé proposa de l’accompagner et de lui montrer ensuite un raccourci vers Citélia que personne ne connaissait. Parce que la forêt n’avait pas de secret pour elle. Emma s’étonna de cette proposition : comment savait-elle que Léonard pourrait obtenir de l’aide à Citélia ? Était-elle au courant de ses entrées au Château ?

Mais Léonard ne semblait pas se questionner à ce sujet et alla resseller son cheval. Il fallait repartir. Emma salua Cloé et son ami, jeta quelques boules de neige aux enfants qui hurlaient dans leurs batailles blanches et retourna auprès de Lavita.

En entrant, elle la surprit en train de chantonner tout en essuyant ses tasses. Une chanson tendre et optimiste, redoutablement confiante en une vie semblant pourtant imprévisible et traître. Elle s’interrompit en se voyant écoutée.

« - Oh, ne faites pas attention ! Je fredonne tout le temps !

- C’est très beau. Accepteriez-vous que les enfants et moi restions chez vous quelques jours ? En échange, nous ferons des travaux pour vous. Ce que nous pourrons. »

Lavita ne sut pas tout de suite quoi répondre : ses yeux s’embuèrent, elle bafouilla puis accepta avec un immense sourire reconnaissant. Elle avait compris : ses visiteurs n’avaient évidemment pas besoin d’elle plus longtemps ; ils lui rendaient simplement service.


 

Chapitre 5, Puits


 

« - Par ici ! Ce chemin sert à une famille de sangliers et, sauf à quelques endroits que nous devrons contourner pour ton cheval, nous pouvons le suivre. Nous arriverons à Citélia en un rien de temps !

- Alors en selle ! Vous montez derrière moi ?

- Pas besoin. » Cloé s’éloigna de deux pas en sifflant fort. Léonard se demanda ce qu’elle mijotait : elle n’allait tout de même pas faire apparaître un cheval, comme ça, sorti d’on ne sait où alors qu’elle était à pied et sans même avoir de quoi se vêtir !

Mais si ! Un cheval beige surgit soudain, courant vers Cloé avec un plaisir évident : il semblait sautiller autour d’elle comme un enfant. Sa crinière était blanche, ainsi que les poils descendant de son front jusqu’à ses naseaux, et sur le bas de deux pattes, jusqu’aux sabots. Elle le caressa en lui murmurant des mots que Léonard ne comprenait pas et il se calma : elle s’accrocha à peine à sa crinière pour sauter sur son dos. Devant la surprise de son compagnon elle précisa : « - Il est sauvage. Et merveilleux ! » Léonard se dit que d’autres choses plutôt sauvages en étaient également merveilleuses…

Ils trottèrent un moment en se faufilant entre des arbres qui, dénudés, semblèrent leur laisser rapidement plus de place. Puis ils purent galoper à travers d’étroites clairières, parsemées entre des bosquets d’arbres suffisamment espacés pour y passer mais dont les branchages nécessitaient souvent que nos cavaliers se couchent sur leurs destriers ! Léonard imitait les gestes de Cloé qui le précédait, ayant à peine le temps de réaliser les obstacles qui se présentaient lors de leur course. Soudain Cloé s’immobilisa. « - Tu entends ? » s’écria-t-elle en tendant l’oreille. Léonard n’avait rien remarqué. Il écouta. Des cris. En effet, quelqu’un criait, appelait à l’aide. Ils n’avaient pas le choix : il leur fallait se détourner de leur route.

« - C’est un enfant ! » s’exclama soudain Léonard. Cloé mit ses mains de part et d’autre de sa bouche et, menant son cheval seulement avec les jambes, hurlait « - Nous arrivons ! Appelle encore ! Nous arrivons ! » Ce que fit la voix, jusqu’à pousser un cri sinistre qui fit craindre à Léonard qu’ils n’arrivent trop tard…

Surgissant par dessus des buissons, les cavaliers rejoignirent un jeune homme à qui l’on aurait donné seize ou dix-sept ans et qui, allongé sur le ventre, s’accrochait de toute la force de ses doigts au sol froid tandis qu’il était entraîné par les pieds dans une haie touffue. Son visage se déformait sous la douleur et plus encore, sous la peur. Léonard sauta de cheval, épée tirée, fonçant vers le fourré. Cloé bondit vers le sol avec aisance et se jeta immédiatement vers les bras du jeune homme. Elle agrippa ses poignets et tira de toutes ses forces pour freiner la dévoration dont il semblait être victime. Léonard frappa dans le buisson sans voir sa cible, ignorant quelle taille avait son adversaire. On balaya ses jambes violemment et il tomba sur le dos. Il se ressaisit sans perdre une seconde et se précipita dans les broussailles qui dissimulaient encore son adversaire. Cloé cria d’une voix stridente à en faire vibrer les tympans : le garçon perdait conscience et son pantalon se teignait de rouge. Soudain un cri sourd et furieux retentit et l’agresseur lâcha sa proie. Cloé en tomba à la renverse, attirant avec elle le jeune homme inconscient. Il était désormais libéré.

Elle se jeta vers lui pour prendre son pouls : il vivait encore. Elle le retourna vivement et tenta en lui tapotant les joues de lui faire reprendre conscience, tandis que Léonard essayait de poursuivre l’animal qui avait filé en grognant, courant après lui, ou du moins sur ce qu’il pensait être sa piste. Peine perdue : il n’en retrouva pas même une trace, à part celle laissée par le sang de sa victime, et regarda, désemparé, la lumière du soleil glisser sur la surface d’une rivière comme si de rien n’était. Nulle trace de pas, ni sur la berge, ni sur la fine couche de neige recouvrant la glace brillante. Il revint sur ses pas en scrutant chaque mouvement parmi les branchages, frappa quelques buissons en vain et finalement, bredouille, rejoignit Cloé. Il aperçut, en retrait, un puits tout neuf. Il se dit que ces constructions se faisaient vraiment n’importe où et sans logique.

« - C’était un animal, dit Cloé en observant les jambes lacérées du garçon à travers son pantalon déchiré. L’une de ses chevilles est ouverte et cassée, mais il n’a rien d’irréversible.

- Il s’est bien défendu et nous sommes arrivés à temps.

- Oui. »

Cloé s’éloigna, disparaissant entre les arbres, pliée vers le sol et grattant la neige à la recherche d’herbes. Elle en choisit quelques unes qu’elle amena tel un gros bouquet et commença à les disposer sur les blessures. Léonard observait la cheville. Il regarda son visage endormi. « - C’est bien. Ne te réveille pas tout de suite. » murmura-t-il. Puis, saisissant son pied et le haut de sa cheville, il déplaça les os du garçon. Celui-ci sortit alors de sa torpeur en hurlant de douleur. Léonard maintenait fermement la cheville pour qu’elle ne bouge plus et demanda à Cloé de lui apporter du tissu et des morceaux de bois. Comme si elle avait deviné ses pensées avant qu’il ne demande quoi que ce soit, elle lui présenta des feuilles pour recouvrir la blessure, des branchages pour y faire une attelle et un long ruban de tissu pour bander solidement le tout. En soignant le blessé, Léonard reconnut le haut d’un col dans le bandage. Il ne put s’empêcher de s’interrompre pour regarder Cloé : elle avait déchiré le col de sa grosse chemise, ainsi qu’une bande en dessous, ce qui laissait son cou sans protection face au froid.

« - Ciel, Cloé ! s’exclama-t-il en reprenant son travail, vous allez mourir de froid ! Venez détacher mon manteau : il y a juste deux boutons à défaire. Mes mains sont trop sales et je ne peux pas lâcher ce garçon mais prenez-le immédiatement avant d’être glacée !

- Je n’ai pas froid. Tu as bientôt fini ? Nous devons l’emmener chez lui. Comment faire ? On ne peut pas traîner de brancard par ici… Il n’y a que des obstacles sur le sol…

- Cloé ! Je vous parle de mon manteau…

- Tu pourrais peut-être le porter dans tes bras ? Je tiendrai sa cheville. Il faut qu’elle reste droite pour qu’il ne devienne pas handicapé !

- Mais Cloé... » Léonard soupira : elle n’écoutait rien mais posait des questions ! Il ne manquerait plus qu’elle s’écroule soudain, secouée d’une toux et atteinte de pneumonie !

Il finit son bandage, s’essuya rapidement les mains dans la neige et, vivement, détacha son manteau de laine pour en entourer Cloé. Il en releva la capuche pour la recouvrir au mieux et la prit par les épaules : « - Vous ne devez pas prendre de tels risques ! » Elle l’avait laissé faire et sourit. Se moquait-elle de lui ? Il réalisa ensuite qu’elle ne portait pas de gants. Il ôta alors vivement les siens. Elle les refusa : « - Non. Tu auras les mains gelées si tu me les donnes. Hâtons-nous plutôt...

- Mais…

- Avant que toi, tu ne prennes froid ! » Il attrapa l’une de ses mains et fut surpris qu’elle ne soit pas glacée. Sa peau était douce et tiède, comme s’ils étaient dans un lieu bien chauffé. Elle répéta : « - Merci pour le manteau. Hâtons-nous avant que tu ne prennes froid ! Peux-tu le porter ? »

Léonard approuva d’un signe de tête et prit le garçon dans les bras. Cloé voulut l’aider mais il lui dit que sa cheville ne risquait rien s’il le plaçait bien. Il parvint à installer le blessé devant la selle, remonta à cheval et le reprit dans les bras.

« - Il n’y a plus qu’à retourner chez Lavita. Emma saura quoi faire. »

Cloé approuva et ils retournèrent sur leurs pas, bien plus lentement qu’ils n’étaient venus.


 


 

« - Vous avez fait du bon travail, dit Emma en examinant la cheville : il s’en remettra et gambadera comme avant d’ici quelques mois !

- Quelques mois tout de même… se plaignit le garçon alité dans une chambre de Lavita.

- Tu étais horriblement amoché ! Répondit spontanément Cloé. Je t’avais même cru mort à un moment…

- Oui, bon ! Ça va plutôt bien finalement ! », coupa Emma. Puis, se tournant vers le jeune homme : « Peux-tu nous décrire ce qui s’est passé ? »

     Léonard et Cloé s’assirent sur des chaises face au lit tandis que les yeux du blessé se mirent à pétiller : il venait de vivre un traumatisme qui allait intéresser bien du monde !

     « - Je voulais juste ramasser du bois : comme d’habitude je me suis enfoncé dans la forêt. Loin du village, mais bon, comme d’habitude, quoi ! Jusqu’ici ça ne m’avait jamais fait d’ennui ! Je dois bien aider mes parents alors je vais parfois ramasser du bois…

- Bien, bien, le coupa Cloé. Mais comment…

- Attendez ! Je vous raconte ! J’y arrive ! Ben comme je suis un bon fils, je rends parfois un peu service quand même, histoire que mon père arrête de me traiter de fainéant… Mais attention, hein, je ne le suis pas, hein ? Fainéant ! Pas du tout.

- Mais, coupa encore Cloé…

- Attendez, je vous dis ! Je dois rassembler mes idées ! M’enfin, mes souvenirs, j’veux dire... »

     Cloé fronça les sourcils, Léonard se mordit les lèvres et s’enfonça sur sa chaise comme si cela pouvait le dissimuler aux regards et Emma soupira discrètement et en affichant un sourire figé. La scène devenait risible mais il ne fallait pas se laisser aller !

« - Donc, bref… reprit le garçon, comme je faisais ma bonne action, j’ai entendu… Un truc. Je veux dire : quelque chose ! Ouais, sapristi, c’était effrayant !

- Quoi donc ? s’écria Cloé. Dis-le !

- Mais attendez ! C’était un monstre, un immense et terrible monstre, aux dents acérées et poussant des hurlements de mort, j’veux dire comme la Mort elle-même doit en pousser ! C’était glaaaaauque !

- Mais non ! l’interrompit Cloé.

- Ah non ? Ben ouais, en fait, j’sais pas trop c’que "glauque" veut dire mais j’aime bien ce mot…

- Non, je veux dire : non, il ne s’agissait pas d’un monstre immense avec un grand cri !

- Et comment vous le savez, Madame qui me coupe tout le temps ! » Cloé se leva, fâchée :

« - C’est ton « monstre » qui t’a coupé, mon petit, et Madame l’a empêché de te dévorer ! »

Le garçon se calma.

« - Moui, ben c’est… C’est ben vrai. Pardon. Mais vous ne me laissez pas parler !

- Nous sommes arrivés et je sais que ce n’était pas un immense monstre !

- Oui, ben d’accord, il était caché… S’il avait été aussi grand que je l’ai cru, vous l’auriez vu…

- Exactement ! Alors, qu’as-tu vu, toi ?

- Ben, heu… Rien. »

Léonard et Cloé s’exclamèrent d’une seule voix :

« - RIEN ??

- Non, je ne pouvais pas : il m’a attaqué par derrière ! Sans ça, hein, il n’aurait pas pu m’attraper ! Je me serais défendu !

- D’accord, coupa encore Cloé. Que peux-tu nous dire de lui, alors ?

- Qu’il fait mal ! »

Cloé se frappa le front, l’air désespéré ! Le blessé sembla regretter de la décevoir et fit un dernier effort :

« - J’ai entendu comme un sifflement. C’était bizarre… Un sifflement rauque. Comme des « flap flap » qui tapaient sur la glace, et j’ai senti comme des couteaux longs et pointus qui s’enfonçaient dans mes mollets ! Alors je suis tombé en avant et sans avoir le temps de me retourner les couteaux, j’veux dire les dents coupantes, horrible comme elles sont coupantes ! Ses dents géantes m’ont relâché une seconde pour ensuite m’attraper les genoux, et puis j’ai voulu m’enfuir alors elles ont serré, serré encore plus… On aurait dit que le monstre aspirait mon sang ! C’était sûrement un vampire, tiens ! Et alors… Alors… Ben j’ai crié, crié ! À l’aide ! Pour que l’on vienne ! Et après, rien, le noir ! Peut-être que j’étais aspiré jusque dans le ventre de ce monstre-vampire, et puis vous m’avez délivré, et puis… Oh, ben et puis voilà ! Ohlala, j’suis épuisé, moi ! 

- Oui, dors, maintenant, répondit Emma. Il faudra que l’on te ramène chez toi mais tu dois d’abord reprendre des forces. Dès que nous le pourrons nous préviendrons ta famille. »

Cloé se leva brusquement et sortit, droite et mécontente. Léonard l’interrogea des yeux. Dès qu’Emma eut refermé la porte du blessé, la jeune femme éclata :

« - Ce môme dit vraiment n’importe quoi !

- Certes, répondit Léonard, nous n’avons rien appris…

- Mais il invente un monstre géant qui serait aussi un vampire, et on l’aurait ressorti de son ventre ! » Emma rit :

« - C’est ainsi que naissent les légendes ! Parfois, raconter des histoires abracadabrantes permet de faire peur ! » Elle fit un clin d’œil à Léonard qui répondit par un grand sourire entendu et il demanda à Cloé :

« - Vous n’avez jamais fait ça, vous, lorsque vous étiez enfant ? »

Elle eut l’air de ne pas comprendre et même de trouver cette idée ridicule. Emma n’insista pas et la questionna :

« - Cloé, dis-nous ce que tu en déduis, toi.

- Ce que j’en dirais ?

- Oui. Je suis sûre que tu connais beaucoup de choses… Alors, quelles idées pourrait-on avoir de ce monstre tueur ?

- D’abord, ce n’est peut-être pas un monstre…

- En effet, répondit Léonard. Rien ne le prouve. Mais ce n’est pas un être humain : les traces laissées sur les victimes le prouvent.

- Alors, reprit Cloé, ça fait « flap, flap » comme des palmes qui avanceraient sur la glace, ça se trouve toujours près de l’eau ou d’un puits… Comme s’il s’agissait d’un animal marin pouvant aussi glisser ou ramper, ou marcher, sur terre. Cet animal aurait des dents acérées…

- Et, ajouta Léonard qui semblait effrayé par son idée, ça a une longue queue : lorsque je suis tombé, j’ai pensé à un coup de fouet mais ça pouvait tout à fait être un coup lancé avec une queue longue et musclée !

- Oui, et son cri…

- Et il s’est enfui lorsque vous avez crié avec cette voix aiguë ! J’ai moi aussi cru que mes tympans allaient vibrer toute la journée ! »

Emma blêmit :

« - Les ultrasons peuvent produire des vibrations... » dit - elle en fixant Léonard.

Ils semblaient penser à la même chose mais sans vouloir y croire. Cloé conclut :

« - Si vous avez tous les deux la même idée, c’est qu’elle doit être bonne. »

Emma fixa la jeune femme :

« - Cloé, dit - elle d’une voix grave : je ne connais pas d’animal correspondant à ta description qui soit dangereux.

- Alors peut-être l’est-il devenu. » La jeune femme soutenait le regard d’Emma et Léonard s’éloigna soudain, se précipitant vers la porte d’entrée.

« - Cloé ! Il faut repartir ! s’écria-t-il. » Elle le suivit sans rien ajouter, devant une Emma sombre et songeuse.

Elle ne remarqua pas la porte de la chambre voisine qui était entrebâillée.

Derrière, quatre paires d’oreilles indiscrètes n’avaient rien perdu de la conversation.

« - Alors, commença Lucas, c’est un animal.

- Maman et Léonard savent lequel, je crois, poursuivit Diane.

- Mais… Vous ne trouvez pas qu’il y a trop de coïncidences… Pour que ce soient des coïncidences ? Demanda Victor.

- De quoi tu parles ? » Questionna Adam.

Victor le regarda sans répondre, comme pour l’obliger à fouiller dans sa mémoire à la recherche d’indices. Lucas reprit :

« - Oui, vous avez raison : il n’y a pas de coïncidences et Léonard et Emma savent de quoi il s’agit. »

Son petit frère essayait de comprendre tandis que Diane et Victor hochaient la tête. Adam fixa sur son cousin un regard interrogateur. Victor y répondit :

« - Ce sont les graouillis. »

Adam poussa un grand « - Hoooo ! » tandis que Lucas et Diane approuvaient en silence.


 

Emma retourna dans la chambre du blessé.

« - Maman ne nous voit pas ! Vite, rejoignons Lavita ! » Ce qu’ils firent sans bruit.

« - Ah, vous voilà. Je fais des biscuits : vous m’aidez ?

- Oh oui, alors ! s’exclama Adam. Je peux ajouter du cacao ?

- Bien sûr ! »

Elle coupait la pâte en toutes sortes de formes, aidée de ses apprentis, lorsqu’Emma les rejoignit.

« - Oh, Maman ! Nous avons travaillé avec Lavita ! Tu vois ce que nous avons fait ? »

Lavita ne démentit pas le sous-entendu de Diane, qui voulait faire croire à sa mère qu’ils étaient à la cuisine depuis longtemps, et ajouta que les enfants étaient très motivés. Emma s’approcha et ils discutèrent des décorations dont il faudrait saupoudrer ces délices.


 

Elle perçut soudain un bruit émis au loin.

Victor lui demanda :

« - Tu n’as rien entendu ?

- Oh… dit Lucas. On dirait…

- … des chevaux... » compléta Adam.

En effet, on entendit alors distinctement les bruits de sabots et les souffles de chevaux qui s’approchaient. Ils ralentissaient leur allure, semblaient trotter devant la maison… Probablement contourner la grange avant de se se rapprocher d’eux…

Les enfants s’étaient précipités devant une fenêtre.

« Papa ! » s’écrièrent-ils tous d’un coup.

Alors, d’un seul mouvement, ils bondirent vers la porte en attrapant au passage leurs manteaux qu’ils posèrent sur leurs épaules tout en courant au devant des visiteurs.

Tandis qu’Emma les suivait, Diane se retourna pour lui crier : « - Jean est là aussi ! Et même Amélie ! »

En effet, quatre cavaliers mirent pied à terre : François et Pierre, accueillis par les enfants en premier, ainsi que Jean et Amélie.


 

Chapitre 6, Chez Lavita


 

Lavita sortit les saluer et les inviter à entrer. Elle ne les avait jamais vus et fut impressionnée par la chaleur dont ils entouraient leurs enfants.

« - Voici mon mari François, expliqua Emma, mon frère Pierre, notre ami et beau-frère Jean et mon amie Amélie.

- Soyez les bienvenus, lança Lavita.

- Merci d’avoir hébergé les enfants et Emma pendant qu’il neigeait, répondit Pierre.

- C’est normal. Dîtes-moi ce que vous souhaitez boire. »

Pierre jeta un coup d’œil sur le toit de la maison.

« - Nous permettez-vous de vous remercier ? » demanda-t-il simplement. Elle répondit par un simple sourire : décidément, il semblait qu’elle allait recevoir beaucoup d’aide avant Noël ! Jamais elle n’avait été si entourée d’attention…


 

Lavita s’empressa de mettre ses visiteurs à l’aise et de leur servir des boissons chaudes. Le parfum des biscuits terminés avec les enfants envahissait la pièce en finissant de cuire et les conversations allait bon train ! Les enfants racontaient avec force détails les événements de la journée et présentaient Léonard et Cloé comme les héros d’une sanglante bataille pour sauver la vie d’un garçon. Amélie et Emma se lançaient des regards pendant tout ce discours, comme si elles se comprenaient à distance et évaluaient la véracité des dires de leurs quatre conteurs, tandis que Pierre écoutait religieusement, cherchant de temps en temps un signe de tête de confirmation de la part d’Emma ou de Léonard. Ils répondaient aux enfants pour atténuer le sentiment de danger et approuver le caractère héroïque des événements. Les adultes échangèrent ensuite d’un air assuré mais leurs propos ne trahissaient pas leurs pensées. Victor eut le sentiment qu’ils n’en savaient pas plus qu’eux. Lucas insista :

« - C’est très grave ! Les graouillis sont devenus dangereux ! Ce sont les monstres que nous voyons régulièrement depuis plusieurs jours…

- Vous interprétez trop vite, rétorqua Pierre : ils ne peuvent pas être dangereux parce qu’ils sont fondamentalement pacifiques. Ils se sont échappés on ne sait comment, c’est tout. Je sais que les gardes du Château sont en train de les rechercher et de les ramener chez eux.

- Mais, les attaques… poursuivit Diane.

- Ce ne sont pas des graouillis mais probablement un animal sauvage, peut-être enragé. C’est pourquoi nous devons être si prudents… Il a peut-être contaminé d’autres bêtes, et en tout cas il est devenu fou. »

Adam observait son père, comme pour repérer ce qui pourrait être erroné dans ses propos. Mais il ne trouva rien à redire.

Pierre finit par proposer qu’ils aident à réparer les toits de la maison et de la grange, ce qui fut approuvé à l’unanimité. Lavita sourit en observant ses visiteurs comme on contemple un miracle.

« - Bien ! Léonard et Emma, vous voulez venir avec nous dehors pour faire un état des lieux ? Si notre hôtesse est d’accord !

- Bien sûr… bafouilla Lavita, gênée. »

Il sortit avec Jean, François, Emma et Léonard. Amélie débarrassa la table avec Lavita et invita les enfants à les aider, ce qu’ils firent volontiers et tout en discutant. Diane lui demanda comment elle en était arrivée à accompagner leurs pères et oncles, puisque après tout elle est leur Professeure et avait sans doute d’autres élèves à voir… Amélie sourit puis prit un regard intransigeant :

« - Vous avez peut-être quelques jours de vacances, mais je tenais à vérifier que mes petits sportifs allaient bien. Et je ne voulais pas laisser votre maman avec quatre petits chevaliers fous, en pleine nature et sous la neige ! »


 

Victor observait, par une fenêtre, son père et ses oncles : ils s’arrêtèrent près de la grange et Pierre fit un signe de tête à Jean qui parla alors avec animation aux autres. Sa mère ne répondait rien, comme songeuse. Que pouvaient-ils bien se dire ? Il se retourna pour observer Amélie : peut-être en savait-elle plus, elle aussi, que ce qu’on avait bien voulu leur expliquer à table ? Mais sa Professeure essuyait simplement les tasses avec concentration. Puis elle se mit à sourire : Diane, Adam ou Lucas venait sans doute de faire une plaisanterie !

Au même moment, dehors, les adultes qui s’étaient éloignés des quatre paires d’oreilles indiscrètes pour discuter parurent plus détendus.


 

« - Et qui est cette jeune fille qui vous accompagne ? Demanda Pierre. »

Léonard laissa un grand sourire lui échapper et Emma répondit laconiquement :

« - Une nouvelle amie je suppose.

- Nous l’avons croisée peu après l’accident, expliqua Léonard qui s’étonnait du manque de curiosité d’Emma. Elle nous a conduit ici et présenté Lavita. » Pierre prit un air cachottier puis lâcha :

« - En cours de route, nous avons appris que des vêtements avaient été volés dans une grange…

- Oh… , répondit Léonard avec compassion. Elle aura remplacé des habits trop abîmés par de nouveaux mais est trop pauvre pour les payer…

- Il n’y avait aucun autre vêtement abandonné. Des feuilles fraîchement coupées et dispersées au sol indiquaient que quelqu’un était venu des bois pour voler dans la grange mais c’est tout.

- Mais alors… se demanda Léonard à voix haute… Que portait-elle avant ? »

Emma éclata de rire, un rire qui contamina les quatre hommes. Puis Léonard reprit un air songeur :

« - J’ai la sensation de l’avoir déjà rencontrée… Mais c’est impossible. Elle ressemble un peu à une femme que j’avais croisée il y a très longtemps. Mais j’étais enfant et elle est sans doute âgée aujourd’hui…

- Bon : Emma, tu lui fais confiance ?

- Pour l’instant, oui. Elle semble plutôt de notre côté... » répondit-elle en jetant un œil amusé à Léonard. Il n’y prêta pas attention et pensa à haute voix :

« - Je crois que je la peindrai, un jour. Oui, ce sera un joli tableau. Devant un paysage tourmenté, d’eau et de pierre, opposé à la paix qu’elle inspire … Mais je la peindrai mieux vêtue… »

« - Les pantalons sont plus pratiques, coupa Jean pour l’interrompre. Par exemple, pour grimper sur un toit à réparer !

- Oui, voyons ça ! Répondit François.

- J’ai déjà inspecté cette grange, dit Léonard. Laissez-moi vous montrer ! »


 


 

La nuit était déjà tombée. Lavita avait préparé un pot-au-feu mais Amélie et François déclinèrent son invitation. Ils repartaient pour prévenir les parents du garçon blessé et François promit de revenir le lendemain matin.

Les autres acceptèrent de rester pour quelques nuits, le temps d’effectuer quelques travaux qui mettraient la maison à l’abri du froid.

Durant le dîner, Pierre se pencha vers Emma : « - Ici personne ne vous cherchera. Les enfants sont peut-être plus en sûreté au milieu de la forêt que chez eux, si…

- Oui. Je le pense aussi. »

Emma et son frère craignaient tous les deux la même chose : que le sabotage de l’essieu du carrosse soit dirigé contre les enfants. Mais qui penserait qu’ils étaient restés ici, dans cet endroit isolé ?

« - À l’heure qu’il est, lui murmura encore Pierre, le carrosse est réparé et fait route vers chez toi, comme si vous rentriez à la maison. C’est pour ça que François doit y retourner aussi. »

Puis, sentant qu’il était observé par les enfants, il dit à voix haute :

« - Ne vous inquiétez pas : comme je le disais à Emma, les alentours sont surveillés par des soldats envoyés par le Château. Toute la région est quadrillée par des patrouilles pour éviter de nouvelles attaques ! » Puis il avala une pomme de terre avec délectation.

« - Et Citélia ? Demanda Diane. Nous irons tout de même, n’est-ce pas ?

- Oh oui, s’il te plaît ! » s’écrièrent Victor et Lucas tandis qu’Adam, la bouche pleine, approuvait par de grands signes de tête.

Emma leur promit donc que oui : ils iront, comme prévu. Ils s’y rendront dans quelques jours. Les quatre enfants poussèrent un cri de victoire, Diane et Victor se tapèrent dans les mains et le repas se poursuivit dans une très bonne humeur.


 

Lavita chanta ensuite une ode à la nuit joyeuse et douce à la fois, qui entraîna les enfants vers un profond sommeil...


 


 


 

     « - Oui, c’est ça ! Tu as un bon appui. Tu ne glisses pas ; sens ton centre : tu ne peux pas tomber. Tu vois où tu dois arriver : visualise-le bien. Tu y es ? Ton esprit est là où tu vas ? C’est très bien ! Vas-y, saute ! » cria Cloé.

Une clameur joyeuse s’éleva des arbres placés devant la grange :

« - Bravo, Diane ! On aurait cru voir un écureuil volant ! Oui, à toi, Victor ! »

Léonard passa la tête par une ouverture du toit :

« - Emma… » appela-t-il. Elle se trouvait dans la cour, clouant des planches à quelques mètres des arbres, des hauts arbres en haut desquels jouaient les enfants et Cloé.

« - Oui, j’ai vu.

- Mais tu ne crois pas que...

- Je les ai à l’œil. S’il le faut je volerai à leur secours ! »

Léonard n’ajouta rien. Il resta quelques instants la scie en l’air, à contempler la scène :

Cloé semblait pouvoir courir sur les branches gelées telle une danseuse sur une scène brillante, insouciante et pourtant si observatrice.

« - Attention, la branche sous ton pied n’est pas aussi solide qu’on pourrait le croire : je vois des traces indiquant qu’elle est en partie creuse. Ne t’y appuie pas trop longtemps et seulement d’un pied ! » Sur les conseils de Cloé, Victor bondit sur la branche voisine et de là poursuivit l’ascension du chêne.

Léonard restait tendu, attentif. Cloé ne parlait jamais d’elle mais semblait tout connaître de la forêt et ne s’inquiétait aucunement des apparences. Lavita lui avait proposé de jolis vêtements qu’elle avait refusé. Pourquoi faire ? Son gros pantalon ne gênait pas trop ses courses dans les bois, ne l’empêchait pas de grimper aux arbres… Et elle retrouverait ses habits en rentrant chez elle. Mais où était-ce, chez elle ? Elle semblait n’avoir aucun endroit où se reposer…

Cela faisait rire Lavita qui ne s’en inquiétait pas. Leur hôtesse était souvent drôle, disait que la vie ne vaut rien si on ne la vit pas en riant, que la joie est le plus beau don que l’on puisse faire. Elle chantonnait tout le temps, positivait tout, semblait si insouciante… Et respirant le calme. Pourtant, elle avait confirmé ce que leur avait expliqué Cloé de sa vie…

« - Hé, Léonard ! Appela Jean. Tu penses que François serait d’accord pour que les enfants grimpent comme ça ? Heureusement qu’il n’est pas là !

- Oh... Emma a dit qu’elle volerait à leur secours s’ils glissaient…

- Oh, alors… Dans ce cas, reprenons le travail sans nous en faire ! » Les deux hommes rirent. Ils n’étaient pas réellement inquiets. Plutôt surpris de cette impressionnante leçon de saut d’un arbre à l’autre.

« - Où est Pierre ? Demanda Léonard.

- Il a trouvé une fenêtre cassée et en place la vitre sur le toit, à la place de quelques tuiles. Je crois qu’il aime bien les puits de lumière !

- Nous placerons des plantes en dessous ! »


 

    

Les travaux progressaient bien : cela faisait plusieurs semaines, sans voir le temps passer, qu’ils nettoyaient, sciaient, taillaient, clouaient, et l’on commençait à voir clairement la forme que leurs travaux donneraient à la maison, qui semblait plus grande, et à la grange désormais propre et rangée. Pierre disparaissait parfois pour quelques heures et revenait avec des victuailles. François et Amélie apportaient des outils et des nouvelles. Ils avaient promis aux parents du garçon attaqué qu’ils l’amèneraient chez lui dès que son état le permettrait et en attendant avaient pris à cœur les réparations à effectuer chez Lavita.

« - À table ! » Cria Lavita.

Adam et Lucas descendirent de leurs arbres comme on le ferait sur une échelle, à reculons et en veillant à bien placer leurs pieds. Diane et Victor, montés plus haut qu’eux, les rattrapèrent en glissant de branche en branche comme des singes que l’on peine à suivre des yeux. Cloé, accrochée par les genoux et tête en bas, applaudissait. Léonard se dit qu’ils baignaient dans une ambiance d’éternelles vacances… Cloé sentit peut-être son regard parce qu’elle lui lança un morceau de bois sur la tête.

« - Attendez que je vous le rende ! », s’écria-t-il en ramassant le branchage. Il dégringola d’une échelle, se précipita dans la neige dont il entoura le bois, et le lança sur Cloé qui venait d’arriver au sol.

« - Bataaaaaille ! » hurla Lavita qui entraîna aussitôt les enfants dans son enthousiasme. Les boules de neige fusèrent dans tous les sens et aucun manteau ne resta sec !

Diane riait à pleins poumons : elle était heureuse d’aider Lavita tout en jouant avec ses cousins durant ce séjour improvisé.

Le jeune homme blessé n’avait pas eu grand-chose à raconter et parlait assez peu, aussi passait-elle le voir rapidement chaque matin pour le saluer mais sans s’attarder. Elle le trouvait simple et amusant : son langage était si… drôle… Il ne disposait pas de beaucoup de vocabulaire mais utilisait des mots du terroir, des accents et des gestes qui le rendaient très éloquent ! Il semblait apprécier d’être soigné ainsi et peu inquiet de ne plus pouvoir participer aux corvées de sa maison.

Une fois tout le monde rassasié par un bon repas, Emma indiqua que leur blessé pourrait rentrer le lendemain chez lui. Aussitôt les enfants demandèrent à les accompagner.

« - Entendu, répondit Emma. Du moins si vous restez sages et suivez nos consignes !

- Mouais... » murmura Adam.

Victor lui lança une boulette de pain sur la joue. Aussitôt Emma le reprit :

« - Victor ! On ne joue pas avec la nourriture !

- Oh mais Maman, je partage ! Je lui envoyé du pain pour qu’il le mange !

- Ah oui ? Tu me prends pour un petit cochon qui avale ce qu’on lui jette ? » Adam forma une autre boulette de pain, que Jean lui retira vivement des mains tandis qu’Emma fusillait Victor du regard, sous les moqueries de Lucas et de Diane qui pouffaient de rire.

Ce fut à ce moment qu’Amélie entra. Elle jeta aussitôt un regard interrogateur à Victor, qui fut vexé d’avoir été ainsi soupçonné alors même qu’elle n’avait rien vu de la scène précédente. Il reprit vite ses esprits et s’écria d’un air innocent : « - Amélie ! Adam faisait encore des siennes, tu as raté quelque chose ! »

« - Oh ! » s’exclama son cousin outré. Mais Cloé et Lavita éclatèrent d’un rire irrésistible et personne ne fut plus grondé.

Amélie put profiter du dessert : une tarte aux pommes à la cannelle, suivie d’un café accompagné de petits biscuits de Noël.

Lucas promit de faire des truffes au chocolat pour le lendemain, selon la recette de sa mère. Adam parut se souvenir à ce moment qu’il avait une mère et pensa à elle avec nostalgie : « - Ah, Maman… Je serai content de la revoir… Elle a sans doute cuisiné des centaines de gâteaux pour nous ! Ou fabriqué un nouveau coffre à jouets ! Mmm… Des gâteaux, surtout…»

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