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Le visage de Noël

 

Conte de Noël 2022

 

Magali DALLE

Le visage de Noël

 

 

Il était une fois, une famille vivant presque heureuse, au centre du Royaume de Roquebrume. Y vivaient deux enfants, joyeusement turbulents : Alphonse et Jules. Leurs parents leur avaient appris le sens du devoir, et les garçons étaient tous deux généreux. Aussi, nul ne leur en voulait jamais pour les farces qu’ils faisaient dans le village. Cela changeait les idées de leurs voisins, qui, malgré l’insignifiance de leur bourg, recevaient souvent des voyageurs fuyant les famines ou les guerres. Les De Bourbier, qui gouvernaient le Royaume de Roquebrume sans pitié, appauvrissaient la population et faisaient régner la peur et la division au sein du peuple. Lors d’un hiver où couper du bois était devenu interdit, et où les combustibles étaient devenus rares car réquisitionnés pour la construction des canons, la mère d’Alphonse et de Jules mourut. On accusa la grippe. Mais leur père la suivit rapidement dans la tombe. On accusa la dépression. Les deux frères restèrent cependant courageux, fidèles à leurs valeurs, et travaillèrent si dur qu’ils purent, chacun, bâtir une nouvelle maison, avec des réserves toujours pleines et qu’ils partageaient volontiers avec les plus pauvres.

Alphonse devint bourgmestre en plus d’être charpentier, et Jules devint un forgeron réputé. L’un était renommé pour son dévouement, l’autre était admiré pour sa force. Alphonse épousa Juliette, une charmante cuisinière, et ils eurent deux enfants : Tom, puis Lou. Jules était un oncle à la fois drôle et cultivé, toujours disponible, et ils vécurent presque heureux. Presque, car le Royaume était depuis longtemps malmené, et cela préoccupait cette famille.

Henri de Bourbier venant de déclencher une nouvelle guerre, Roquebrume était violemment attaqué sur ses frontières de l’Est et manquait cruellement de soldats.

Comme vous vous en doutez, Jules et Alphonse décidèrent de défendre leur Royaume et de protéger leur famille, leurs amis, leurs concitoyens, et ils décidèrent, juste après Noël, de rejoindre l’Armée Royale. Les villageois étaient tous peinés de se séparer d’eux, et ils tentèrent bien de les retenir, mais cela ne changea rien : le sens du devoir des deux frères avait grandi avec eux, et ils devaient défendre leur patrie. Juliette comprenait et ne demanda ni à son mari ni à son beau-frère de renoncer à leurs valeurs. Elle admira leur courage et le sien ne lui manqua pas. Aussi, malgré toute sa peine, elle ne dit rien qui puisse les influencer et leur prépara des sacs de voyage bien remplis. Elle embrassa Alphonse, qui fut ensuite assailli de baisers par ses deux enfants : Tom avait 5 ans, Lou en avait 3, et ils pleurèrent ensuite avec tout le village en regardant leur père s’éloigner. Juliette était enceinte et ils firent signe de la main aussi longtemps qu’ils le purent.

Alphonse et Jules ne se retournèrent pas. Ils avaient promis de revenir sains et saufs. Alphonse avait également promis de revenir avant la naissance de leur troisième enfant.

 

Ils rejoignirent leur régiment, partirent sur le front, et ce qui se passa là-bas, je ne peux vous le décrire. Nul, avant de vivre ces combats, n’aurait pu croire que l’enfer existe ici-bas. C’était le règne des armes, et des hommes qui, malgré les frontières, auraient pu être amis, se déchiraient pour obéir aux ordres. Leurs âmes étaient torturées plus encore que leurs corps, qui parfois ne pouvaient pas être reconnus… Ceux qui avaient survécu à l’hiver s’embourbaient au printemps. Puis la canicule de l’été assoiffa les guerriers tandis que les mottes de terre projetées par les bombes avaient la dureté des pierres.

« JUUULES !!! »

 

Noir.

 

Alphonse revoyait, sans cesse, la scène de l’explosion. Pourtant, il ne voyait plus que du noir. Il ne pouvait ôter de son esprit la vision de Jules… et de sa mort.

« Nous vous enlèverons bientôt les pansements…, siffla une petite voix aiguë.

- Où est mon frère ? Son corps ?

- Il a été enterré. Vous avez été inconscient plusieurs semaines… Bon retour chez les vivants !

- Mais… Où est mon frère…

- Vous êtes sous le choc. C’est normal : bientôt vous pourrez revoir. Nous avons dû bander votre visage, mais vous cicatrisez plutôt bien. Restez calme. »

Il sentit une piqûre. Il se rendormit.

 

Il ne put envoyer de courrier et il resta longtemps sous les tentes de soin : les arbres avaient perdu toutes leurs feuilles lorsqu’il parvint à remarcher. Juliette… Il pensait sans cesse à elle… Il lui avait promis de revenir à temps pour la naissance du bébé… Il n’avait pas tenu parole. Et que dirait-il à Tom et à Lou, pour expliquer l’absence de leur oncle ? Comment avait-il pu laisser mourir son frère ? N’aurait-il pas pu le protéger ? La petite voix aiguë appartenait à une infirmière frêle et haute, qui lui évoquait une brindille agitée par les vents : elle lui répétait qu’il avait de la chance d’être en vie, qu’elle n’avait pas cru, en le voyant arrivé, qu’il survivrait, qu’il allait retrouver sa famille… Elle balayait d’un vif geste de tête tous les reproches qu’il osait verbaliser. Mais il ressassait en silence tous les malheurs dont il s’attribuait la responsabilité.

Puis, il put prendre la route. L’infirmière lui prit les mains, fixa son regard dans ses yeux et lui intima fermement ses vœux de Noël : « Tu fuis tes besoins. Mais que Noël vienne à toi malgré tout. » Sa famille n’avait pas eu de nouvelles depuis son départ, si ce n’est un avis de décès qui ne précisait même pas le prénom du soldat. N’ayant pas d’argent, il ne pouvait pas s’offrir de transport et allait devoir mendier sa nourriture le long de la route : il lui faudrait environ quatre semaines de marche pour rejoindre son village. Sa jambe de bois le ralentissait.

 

Mais il avait hâte de se mettre en marche. Il marcha deux jours avec de courts arrêts, jusqu’à la vallée qui le mènerait vers l’Ouest. Là, la voie allait tout droit, sans carrefour durant des dizaines de kilomètres. Il ne pouvait pas changer de direction. Pourtant, plus il avançait, plus il doutait : ne valait-il pas mieux pour sa famille qu’il ne revienne jamais ? Avec sa jambe de bois et ses blessures douloureuses, il ne pourrait plus grimper sur les poutres. Il aurait plus de difficulté à scier… Et, lorsqu’il se pencha vers un ru gelé pour se laver, il se figea au moment où il allait casser la glace : elle reflétait son image. Il voyait un visage à moitié défiguré, la bouche tombant d’un côté pour se confondre avec une cicatrice recouvrant tout un côté brûlé. Il souleva ses manches : sa peau était encore cisaillée en tous sens, portant des cicatrices comme autant d’épines enfoncées dans son corps. Il eut soudain mal. Un mal immense, qui venait du cœur, et le fit vomir. De honte. De peur. Et, d’un coup de poing, il fit éclater la couche de glace, qui se brisa dans un bruit sourd. Son reflet réduit en confettis glissa vers la vase sombre, comme un bataillon de monstres aux dents aiguisées et se recouvrant de sang. Sa main était blessée. Alphonse regarda un filet rouge s’écouler vers l’eau, et se remémora tous ses réveils en sursaut, où il frappait le vide, puis cherchait, haletant, son couteau. Il se souvint de la cruche de vin qu’il avait fait voler à travers la tente et qui avait failli exploser contre la tête d’une infirmière. Il ressentit la rage qui l’avait animé, alors qu’il combattait ses ennemis. Il revit les visages de soldats mourant devant lui. Il eut peur de sa colère.

Il décida alors de ne jamais retourner chez lui : sa femme le croyait sans doute mort. Pourvu qu’elle soit, elle, en vie, pour prendre soin de leurs enfants… Mais il ne leur imposerait pas sa présence.

 

Mais la route allait tout droit. Il devait marcher encore longtemps avant de pouvoir changer de chemin. Il se remit en route. Dormant très peu, il reprit la route avant le lever du soleil. Au loin, il entendit sonner 7h. Quelque minutes après, alors qu’il ralentissait son pas, fatigué et le corps douloureux, il entendit des cris. Alphonse tendit l’oreille. « Mfff ! Mfff ! Canon ! Sors de là ! Mfff ! » De toute évidence, quelqu’un suait sang et eau en grognant des propos incompréhensibles ! Il continua alors sa marche, suivant les jurons, boitant jusqu’à un homme richement vêtu mais aux prises avec un problème de poids : son cheval avait glissé dans un fossé, entraînant avec lui une calèche qui semblait bien chargée et dont les lanternes éclairaient encore. L’homme avait ôté les attaches de sa bête mais ne parvenait pas à la faire remonter sur la route. Il suait, jurait, tirait et appelait le large cheval qui faisait de son mieux pour obéir mais était trop blessé pour y parvenir.

« Attendez ! s’écria Alphonse. Vos cris le stressent davantage et il est de toute façon trop lourd pour vous ! Inutile de tirer sur sa bride ! »

L’homme, rouge d’épuisement et de colère, se tourna vers Alphonse et se figea soudain. Il ouvrit les yeux largement et s’exclama enfin :

« - Sacrebleu ! Vous êtes un survivant ! », impressionné par les blessures de son interlocuteur. Alphonse n’y prêta garde et observa la scène. Il conclut :

« - Votre calèche ne pourra jamais ressortir du fossé, et son chargement devra rester là. Votre cheval est blessé mais pas mortellement, et on peut lui faire une attelle avec du bois de vos essieux.

- Quoi ? Mais vous êtes fou !

- Cependant, pour le hisser hors du fossé, nous aurions besoin de plus de force que nous n’en avons…

- Mais j’ai besoin de tout ! De ma calèche, de mon chargement, et de mon cheval !

- Il ne peut sortir ni par ses propres forces, ni par les nôtres : le sol est glacé et s’il reste encore ici il mourra de froid !  »

L’inconnu se mit à gémir en proférant des jurons avec une inventivité exceptionnelle, s’interrompant pour regarder son malheureux cheval, puis reprenant ses plaintes bruyantes. Alphonse soupira.

« - Si seulement nous pouvions défaire une partie du fossé ! Nous utiliserions une partie des gravats pour fabriquer des marches et il pourrait sortir !

- Un fossé pareil ! Je ne vois pas comment ! Je n’ai pas de pelle, et quand bien même, la terre est gelée !

- Oui, bien sûr… Si j’avais gardé un peu de poudre, cela pourrait au moins faire fondre la glace. Mais sans pelle, bien sûr…

- Quoi, quoi ? s’exclama l’homme riche en sautillant presque sur place. Vous avez dit, de la poudre ?

- Oui… Mais mon idée ne marcherait sans doute pas. Il en faudrait beaucoup trop…

- Et alors ? Nous ferions exploser une partie du fossé ?

- Oui, avec quelques planches, nous ferions un soutènement, des marches, et un chemin de planches qui permettrait de conduire le cheval jusque sur la route…

- Oh, mon ami ! Mon ami ! Mais vous avez là une idée de génie ! » L’homme courut jusqu’à la calèche, tirant de toutes ses forces sur une toile recouvrant son chargement. Il dévoila ainsi des caisses qu’il tenta de basculer afin d’accéder à leur couvercle. Prolixe, il expliqua sa situation à Alphonse :

« - Voyez-vous, mon ami, je transporte des armes ! Hé, par les temps qui courent, c’est un commerce juteux et nécessaire ! Et j’ai ici des barils de poudre à canon ! Hé oui, ça tombe bien, n’est-ce pas ? Heureusement que je transporte toute cette marchandise, n’est-ce pas ? »

Alphonse se garda de lui répondre que sans cette marchandise son cheval et lui ne se seraient pas trouvés au petit matin sur une route glacée, et que son équidé ne serait sans doute pas en si mauvaise posture.

« Et donc, reprit le marchand, on va pouvoir sortir Canon de là ! Ah oui, Canon, c’est son nom ! Brave bête ! Il tire toujours vite et juste, voyez-vous, d’où son nom ! N’est-ce pas très élégant ?

(Là encore, Alphonse se garda de répondre ! )

Et moi, au fait, je m’appelle Éric Von Farssbedaine ! J’aide, voyez-vous, à finir cette maudite guerre ! Il faut du nerf, de la force, du mouvement ! Et j’ai moi-même conçu les détonateurs que je transporte ici, dans l’un de mes coffres ! Bien sûr, je sers mon royaume en premier lieu !

- En premier lieu ? ne put s’empêcher de reprendre Alphonse.

- Oui, bien sûr ! Mais les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ? Oh, vous, mon ami, vous êtes un génie ! On va faire sauter ce maudit fossé ! »

Alphonse l’interrompit alors pour le guider, car le marchand d’armes était si excité qu’il aurait pu les faire tous exploser. Ce qui n’était pas souhaitable, n’est-ce pas ?

Imaginez comme notre soldat a dû contenir son agacement devant ce bourgeois trop bavard et agité ! Il lui indiqua où et comment placer la poudre, à bonne distance du cheval et de la calèche. Puis, il l’aida à arracher des planches pour sécuriser, après l’explosion, le chemin qu’ils devraient faire prendre à l’animal. Enfin, ils démontèrent des fusils pour fabriquer une attelle solide.

Le soleil commençait à se lever. Le cheval, qui observait son maître en silence, attendait qu’on le délivre de son piège : tout était en place. Alphonse, qui avait réussi à indiquer son nom au causeur de grand chemin, lui donna les dernières consignes puis se laissa glisser auprès du cheval.

« Ne t’inquiète pas, mon ami, lui murmura-t-il. Il va y avoir un grand bruit, mais tu n’as rien à craindre. Je mets mes mains sur tes oreilles… Comme ça, tu vois… Là, n’aie pas peur... »

« Prêt ? » lança Éric. Il approuva de la tête. Puis, enfonçant son visage contre la crinière du cheval, il appuya ses mains contre ses oreilles. « N’aie pas peur », se répéta-t-il. L’explosion fit sursauter Canon, qui se calma cependant rapidement, pris en main par Alphonse. Tous deux semblaient s’écouter respirer pour retrouver leur calme, et, lentement, l’homme relâcha l’animal.

Éric continuait de vociférer ses exclamations de joie, mais suivait à la lettre les instructions de son sauveteur. Et au milieu du jour, le cheval était soigné, debout et alerte avec son attelle. Le marchand s’essuya le visage et Alphonse se laissa tomber sur le sol, épuisé. Éric lui était reconnaissant et se précipita à nouveau vers sa calèche, pour en revenir les bras chargés de sacs.

« - Voici une bonne couverture, lança-t-il de sa voix tonitruante : on va s’allonger un peu ! Voilà d’autres couvertures, pour se réchauffer ! Et là, un sac de provisions : vous avez faim, n’est-ce pas ? Tenez, prenez, ce pain, ce pâté, ce fromage frais : j’ai tout fait moi-même ! Et même cette eau-de-vie ! Prenez, prenez ! Et gardez la fiole, mon cher ami ! Je vous l’offre ! Allez, on mange et je vous offre un plein sac de provisions ! Ou alors, j’ai une meilleure idée ! Si nous faisions route ensemble ? Vous serez mon assistant !

- Merci, Eric, coupa Alphonse, plus fatigué par les bavardages de son compagnon que par le froid et les travaux, mangeons d’abord, et si vous le voulez bien, je vais me reposer un peu !

- Mais oui, mais oui ! »

Ils dévorèrent, épuisés, tandis que Canon avalait une ration de foin. Puis Alphonse déclina la proposition du marchand. Vendre des armes, jamais de la vie !

« - Oh, mon ami, croyez bien que je comprends votre position, Croyez-le bien ! Mais que pourrais-je bien faire d’autre ? Je n’ai aucun talent ! Excepté celui de vendre !

- Mais vous avez cuisiné de façon exceptionnelle ! Et rapidement, sans doute, étant donné le travail que doit vous donner votre commerce !

- Oh, vous ne croyez pas si bien dire !

- Pourquoi ne pas en faire votre métier ?

- Oh, mais j’aime voyager, mon ami ! Et fabriquer ! Songez que j’ai conçu mes détonateurs ! Et les systèmes de fermeture de mes coffres, aussi !

- Hé bien, vous trouveriez de quoi fabriquer une cuisine ambulante avec sa cheminée, si vous vouliez ! »

Éric se tut alors, ce qui surprit Alphonse. Il semblait réfléchir. Puis, le visage éclairé d’une idée réjouissante, il regarda son interlocuteur et s’exclama :

« Mon ami ! Mon ami ! Mais oui, je peux le faire ! Oh, pas toute une cuisine avec sa cheminée, bien sûr ! Mais un système ingénieux, pour allumer et éteindre un feu, produire de la chaleur sur toute une table avec un réseau d’eau chaude, mais aussi propulser une charrette très lourde pour alléger le poids que devra tirer Canon… Ah, mon ami, j’ai des idées ! Des tas d’idées ! Vous m’inspirez ! »

Éric dansait presque, et Alphonse était soulagé d’avoir si simplement guidé ce marchand des armes qui tuent vers une cuisine qui nourrit. Il se mit à rire à son tour. Et fut surpris de savoir encore rire.

Éric craignait cependant de laisser son chargement sur le bord de la route. Il sauta dans le fossé, disposa ses coffres autour de lui comme une fortification, prépara des pistolets et demanda à Alphonse s’il acceptait de se rendre pour lui au prochain village, afin de trouver une écurie à son cheval et un équipage pour venir le rechercher avec ses marchandises.

« Vous comprenez, Alphonse, je ne peux pas laisser des armes ainsi, à la disposition de tous ! »

Alphonse accepta et prit la route avec le cheval, qui portait les affaires confiées par Éric. « Gardez bien ce sac de provisions, et cette couverture, d’accord ? C’est un modeste cadeau mais je ne sais pas à quelle distance vous devrez aller avant de trouver ce sont nous avons besoin ! Et ces pièces d’or, pour payer la charrette et la pension de Canon ! Ne parlez pas d’arme, bien sûr ! Dites que je vends du fil pour les couturiers de Rexa ! À bientôt, mon ami ! À bientôt ! »

Ainsi, le soldat avec sa jambe de bois, et le cheval avec son attelle de métal, marchèrent prudemment, l’un près de l’autre, jusqu’au prochain bourg. Par chance, il s’y trouvait une auberge où l’on put accueillir le cheval, affréter une charrette pour récupérer Éric et sa marchandise, et loger Alphonse qui tombait d’épuisement. Cependant, ce dernier préféra loger avec Canon, dans l’écurie. Malgré sa capuche qu’il tirait autant que possible sur son visage, Alphonse avait perçu le regard perplexe de l’aubergiste face à ses blessures. Il ne voulait plus qu’on le regarde. Pour aider Éric, il avait rejoint le village le plus proche, mais cela l’avait empêché de changer de direction au carrefour. Qu’importe : il y aura d’autres croisements, et d’autres routes qui l’éloigneront de chez lui.

Dans la nuit, il reconnut la voix satisfaite du marchand dans la cour : tout s’était donc bien passé. Canon souffla doucement et lui donna un coup de museau. Il se rendormit rapidement. Au lever du soleil, Alphonse quitta l’écurie sans bruit. Canon l’avait salué d’un léger coup de tête.

Il emmena avec lui le sac de provisions et la couverture, offerts par Éric. Et, à nouveau, en repensant à cette stupéfiante rencontre, il rit.

 

Une semaine s’écoula. Comme d’habitude, il marcha toute la journée. Le clocher d’un bourg se dessina devant lui : Alphonse se dit alors qu’il allait s’arrêter un moment pour reprendre des forces, et qu’il reprendrait la route lorsque tout le monde dormirait. Ainsi, nul ne le verrait passer. Un abri pour troupeaux à trois pans, entièrement ouvert d’un côté, se trouvait dans un pré : cela ferait son affaire. Il s’y glissa : il faisait noir, et l’endroit ne servait pas l’hiver. Même pour les moutons, il y faisait trop froid. Alphonse s’enveloppa d’une couverture et s’assoupit. Un bruit le réveilla. Les cloches. Elles sonnaient à la volée. Dehors, la nuit était tombée et déjà noire. Il n’eut aucun mal à faire un feu, avec la paille éparpillée autour de lui. Il prépara un flambeau pour la route, puis se réchauffa les mains, lorsque soudain, un bruit le surprit. Un frottement de tissu. Il se leva aussitôt, brandit le flambeau. De l’autre côté de l’abri, une forme bougeait.

« - Qui est là ? demanda Alphonse.

- Ne me faites pas de mal ! répondit aussitôt une voix éraillée. Je vous en prie, laissez-moi me reposer ici ! Je ne vous ennuierai pas, je vous le promets !

- Je ne vous veux pas de mal. Venez plutôt près du feu.

- Merci… Oh, merci… Mais je ne préfère pas…

- Pourquoi ? » La question, rapide et directe, laissa l’inconnu coi.

« - Pourquoi ? répéta Alphonse. Oh, c’est à cause de… Mon visage…

- Votre visage ? s’exclama l’autre. Je ne le vois pas ! Non, non, c’est moi… Je préfère que vous ne me voyiez pas. » Alphonse se mit à rire.

« - Alors, si vous êtes défiguré, mon ami, nous serons deux ! Pensez-vous que l’on puisse se faire peur ? Je n’ai peur que de moi-même, depuis quelque temps ! »

La forme se leva, mais n’avança pas. L’homme semblait avoir du mal à respirer.

« - C’est que… Je suis malade. Ce n’est pas contagieux, je vous l’assure ! Et je n’ai besoin de rien, rien du tout ! Je me débrouille. Mais ma peau… Elle est… Abîmée. Elle est toute sèche, et rugueuse, recouverte de boutons… Mais je vous garantis que ce n’est pas la lèpre ! J’ai vu un médecin, en ville, et il m’a assuré que ce n’était pas contagieux ! D’ailleurs, je n’ai contaminé personne…

- Hé, d’accord, d’accord ! Je vous crois. Mais nous pouvons partager ce feu un instant, si vous voulez. » Face à lui, l’homme s’approcha, lentement.

« - Je m’appelle Alphonse.

- Et moi, Johan. »

Près du feu, Alphonse distingua son visiteur. La figure et les mains de Johan étaient en effet blanche tant sa peau était sèche, et ses innombrables boutons semblaient douloureux.

« - Vous voyez, je n’ai pas peur de vous, se moqua Alphonse dans un sourire déformé par ses blessures.

- Oh, merci. C’est si bon de pouvoir parler à nouveau avec quelqu’un… Vous, on voit bien que vous avez été blessé à la guerre. Ce n’est pas pareil... »

Jamais encore Alphonse n’avait trouvé que la guerre pouvait diminuer le dégoût que ses blessures lui inspiraient. Il ne sut que répondre. Mais Johan était si soulagé du regard sans peur et sans jugement que son compagnon posait sur lui, qu’il resta finalement toute la nuit en sa compagnie. Ils parlèrent, parlèrent… de leur vie. De leur vie d’avant, surtout. En fait, ils ne parlèrent que de ça. De ce qu’ils avaient perdu. Jusqu’à s’assoupir.

Alphonse souhaitait reprendre la route avant que les villageois ne sortent. Aussi salua-t-il Johan lorsque le chant du coq le réveilla. Il lui laissa les noix et une pomme, qu’il avait encore. Ils se quittèrent bons amis, heureux d’avoir pu se montrer tels qu’ils étaient, de corps comme de cœur. Mais Alphonse ne voulait toujours pas rentrer chez lui. Peut-être que Juliette l’accepterait malgré ses brûlures, elle aussi… Peut-être serait-il toujours de bon conseil pour sa famille comme pour son village… Mais quel travail pourrait-il effectuer, qui puisse nourrir les siens ? En plus d’inspirer pitié ou honte, il serait une charge. Il ne se sentait pas la force d’affronter de telles épreuves. Il prenait désormais la route du Sud, afin de s’éloigner de sa région. Qui sait, peut-être ferait-il moins froid, s’il allait jusqu’à la Grande Mer ?

Il marcha, jour après jour, en imaginant une vie cachée dans des troglodytes, face à la mer : il devrait fabriquer une barque, et pêcher. Et surtout, il devrait s’habituer à une vie de solitude. Il passa, au milieu de la journée, près d’une ferme. Il s’étonna de voir quelqu’un couper du bois avec application alors que non loin de là, la chapelle d’une abbaye avait déjà sonné midi. Voilà quelqu’un qui semblait ne pas déjeuner à heure régulière ! En l’observant, Alphonse trouva cette personne plutôt petite et courbée. Et en robe. Il se dit que non, bien sûr, ce ne pouvait pas être une vieille femme, qui préparait, bûche après bûche, de quoi faire un feu ! Il avait quitté Johan depuis exactement huit jours. Était-il toujours capable de parler à quelqu’un ? Il déchira un morceau de sa chemise, le plaça sur la partie brûlée de son visage, et le noua dans le cou. Voilà : avec ce masque, il ferait sans doute moins peur ! Il descendit vers la ferme et appela :

« Oyez, Madame, puis-je vous aider ? »

Elle ne l’entendit pas. Il s’approcha encore, appela à nouveau. Elle se retourna, sans surprise, lorsqu’il était à quelques mètres d’elle.

« - Pardon ? Vous me parliez, jeune homme ? » Oui, c’était bien une femme âgée et courbée. Il répéta sa question.

« Non, mon brave. Non. Je n’ai pas de quoi vous payer. Pas même d’un bol de soupe. Je vous remercie mais vous devez passer votre chemin. » Et elle replaça un morceau de bois sur le billot.

« - Je ne vous demande rien ! cria Alphonse. Je veux juste vous aider. Ce travail est trop dur pour vous ! »

La vieille femme se redressa (autant qu’elle le pouvait!) et s’approcha de lui, pour le scruter.

« - Pourquoi avez-vous le visage couvert ainsi ? C’est un mouchoir ? Si vous êtes un brigand, sachez que la moitié de votre visage est visible, ce n’est pas très malin !

- Non… répondit Alphonse en riant. Je suis blessé.

- Avez-vous besoin de soins ?

- Plus maintenant. » La vieille femme haussa les épaules. Elle lui montra la hache et partit vers une bergerie. Elle attrapa au passage une botte de paille.

« Non ! s’écria Alphonse. Cette botte est très lourde ! »

Elle ne semblait pas l’entendre. Il la rejoignit alors qu’elle rejoignait ses brebis et commençait déjà à étaler la paille sur le plancher. Elle avançait à tâtons bien que la lumière perce à travers de fines ouvertures, cherchant une fourche. Lorsque sa main l’eut trouvée, elle commença à répartir plus finement la paille. Alphonse l’observait : il était évident qu’elle voyait mal.

« Je vais le faire pour vous, décida-t-il. » Elle remarqua alors sa présence et haussa les épaules, reposant la fourche. Alphonse se mit à ôter la paille fraîche : elle avait oublié de nettoyer la bergerie avant de l’étaler ! Mais à peine eut-il commencé à ratisser, que la femme alla vers le poulailler. Il tendait l’oreille tout en se hâtant de nettoyer, circulant de son mieux parmi les bêtes. Il entendit une poule caqueter de toute sa voix, puis un silence. Il reposa la fourche, sortit pour voir ce qui se passait et vit la femme s’asseoir sur un banc en plumant le volatile. Hé bien, elle ne se reposait donc pas, alors qu’il venait de la soulager de deux travaux pénibles ? Il retourna au tas de bois et prépara des bûches : si elles avaient été plus sèches, elles auraient été coupées plus vite. Il se dit que pour bien faire son travail, il devrait également réparer l’abri du bois… Il comptait les planches nécessaires lorsque la fermière passa à côté de lui, la poule plumée dans la main. Elle plissa les yeux pour compter les bûches préparées, approuva d’un grognement et rentra chez elle. Alphonse trouva des morceaux de bois qu’il pouvait débiter en planches, ce qu’il fit sans tarder. Il travailla ainsi tout l’après-midi, puis la femme ressortit de la maison. Elle semblait le chercher. Il était trop loin pour qu’elle le voit bien, mais il l’avait remarquée et s’approcha. Il allait lui expliquer ce qu’il avait fait mais elle parla la première :

« Venez manger. » Il ne répondit rien et se contenta de la suivre, comme un enfant bien élevé. Il ôta ses chaussures militaires, se lava les mains et la rejoignit : ils étaient tous les deux face à face, dans une grande salle, sur un bout d’une table immense. Il songea qu’une famille nombreuse avait vécu ici, jadis. La femme s’assit et il l’imita. Elle avait déjà versé du bouillon de poule dans des bols. Celui d’Alphonse avait la taille d’un saladier. C’était sans doute un saladier. Il sourit. Mais son hôtesse ne le remarqua pas, penchée sur son bouillon. Un pain coupé en tranches trônait entre eux et elle grogna deux mots :

« Prenez-en ! ». Il obtempéra. À la fin de ce repas étrange et silencieux, elle le regarda.

« - Vous n’avez pas besoin de vous cacher le visage, jeune homme. Je ne vois pas grand-chose et ne saurais pas vous reconnaître si je vous croisais demain au marché !

- C’est que… Mes blessures sont assez… tenta-t-il d’expliquer sans rire.

- Balivernes ! On ne peut pas avoir peur de ce qu’on ne voit pas. Ni de ce qu’on connaît. »

Devant une telle logique, il retira son bandeau : elle le regardait toujours de la même façon. Sans doute en ne voyant pas grand-chose !

« - Il y a beaucoup de travail à faire, ici, dit-il pour briser le silence.

- Certes. Attendez. »

Elle s’éloigna. Il entendit quelques bruits de vaisselle, hésita, se dit qu’il devait rester assis et attendre, puis la vit revenir avec un gâteau et un couteau.

« - Aujourd’hui, il y a un dessert. J’ai pensé que vous le méritiez. »

Il sourit. Elle lui servit une énorme part. Il n’avait pas l’habitude de manger autant… Alors il posa la moitié de sa part derrière son assiette, qu’il fit ainsi mine d’avoir finie.

« - Pourquoi cachez-vous mon gâteau, maintenant ? Il n’est donc pas bon ? » Stupéfait, Alphonse bégaya un : « Mais si, si si, il est délicieux ! Mais je n’ai plus du tout faim... » La femme haussa les épaules. Elle se leva :

« - C’est vrai, je vais faire des tisanes. Vous le finirez plus facilement. »

Il avait envie d’éclater de rire. Elle avait vu la part de gâteau ! Cette vieille femme ne voyait pas aussi mal qu’elle le prétendait, finalement. Elle revint avec deux tasses fumantes et sentant bon la verveine. Pendant qu’elle les posait sur la table, elle reprit :

« - Je dois toujours faire mes compotes : mes pommes attendent dans la cave que je m’en occupe, mais je n’ai jamais de temps. Quant aux champs, il faudrait y étaler à nouveau du fumier. Mais je n’ai pas encore pu le faire. J’ai encore des graines à trier pour le printemps, les cochons à inspecter pour choisir celui que je vais aller vendre la semaine prochaine, les brebis à traire, les haricots à écosser, la maison à laver et des vêtements à recoudre, les lapins…

- Dîtes-moi plutôt ce que je peux faire parmi tout ça, coupa Alphonse.

- Ce que vous voulez. Mais je vous ai dit que je ne pourrai pas vous payer. »

Il approuva d’un signe de tête. Il était tellement évident qu’elle avait besoin de lui. Seule, elle ne pourrait pas tenir encore longtemps dans sa ferme, à courir partout sans pouvoir gagner sa vie. Elle lui fit signe de la tête pour lui indiquer une porte, ajouta un « Bonne nuit » satisfait et quitta la pièce en montant lentement des escaliers. Il ouvrit la porte indiquée et resta stupéfait : un lit déjà préparé l’attendait. Il sourit.

Comme vous l’imaginez, Alphonse travailla dur les jours suivants et la vieille femme parla peu, croyant cacher sa joie de recevoir de l’aide. Il fit toutes les réparations nécessaires et fit en sorte que la fermière ait de quoi semer au printemps. Moins débordée, elle eut le temps de chercher l’aide nécessaire pour la prochaine saison et elle prit bonne note des conseils d’Alphonse. Elle le remerciait par ses repas et son accueil, sans prononcer de merci. Mais Alphonse voyait son soulagement : elle souriait presque, son dos était moins courbé, elle avait davantage d’idées pour sa ferme, était moins agitée.

Au bout de six jours déjà, tout cela était arrivé. Et Alphonse fut pris de nostalgie. Pourrait-il également aider sa propre famille ? Mais Juliette n’était pas une vieille fermière courbée par l’âge : elle attendrait plus, certainement ! Sa famille lui manquait. Elle lui manquerait toujours. Mais lui, il finirait bientôt par ne plus manquer, c’est certain : Juliette avait sans doute déjà trouvé de l’aide, l’aubergiste lui avait si souvent demandé de cuisiner pour ses clients qu’elle avait sans doute, à présent, ce revenu en plus des plats qu’elle confectionnait à la maison, ses enfants l’avaient sans doute oublié, le village avait désormais un meilleur bourgmestre…

Alphonse voulut quitter la ferme en laissant un mot, mais la fermière rentra lorsqu’il sortait. Il portait son sac, qui contenait sa couverture et sa fiole. Elle portait un panier d’œufs. Elle grogna. Il baissa la tête, ouvrit la bouche pour la féliciter et l’encourager, peut-être aussi pour s’excuser de partir, lui qui s’était d’abord imposé… Mais la femme âgée se redressa (autant qu’elle pût) et lui demanda d’une voix claire un dernier service :

« J’ai un frère, assez loin d’ici. Trop loin pour moi. Mais toi, peut-être pourrais-tu lui rendre visite, juste pour lui demander de m’aider en m’amenant une vache ? Il en avait un beau troupeau…

- J’y vais.

- Bien. C’est à l’Ouest. Marche en direction du Golfe de Sacogne, par la route la plus courte. Jusqu’à une grande ville, la plus grande de la région, presque autant que Citélia. Là, avant la ville, tu devras prendre la route du Nord. Elle passe près de la ferme de mon frère : elle est carrée, avec un toit et des colombages rouges, des murs blancs, entourée de champs. Tu entendras les animaux en t’approchant et j’espère que tu n’as pas peur des chiens. »

Alphonse pensa un instant que, peut-être, ce seront les chiens qui auront peur de lui, mais se garda de faire cette plaisanterie et promit sobrement qu’il irait. Ils se saluèrent d’un bref coup de tête.

« Attends ! s’écria soudain la fermière. Tu n’as pas pris de provisions. »

Elle lui arracha le sac, en sortit la couverture qu’elle lui jeta, et le remplit d’une miche de pain entière, d’œufs durs cuits le matin, d’un pot de confiture et d’un autre de terrine, d’un gros fromage de brebis à pâte dure, d’une outre d’eau, puis le remplit à ras bord avec des pommes. Elle peina à le fermer mais s’acharna à faire un nœud, puis le tendit, avec un sourire, à Alphonse. Il lui rendit son sourire et, dès qu’il eut attrapé le sac, elle lui tourna le dos pour retourner à son travail.

 

Alphonse tourna le dos au soleil en marchant à travers champs et suivit les indications de la fermière. Qu’importe qu’il s’éloigne de son premier projet d’aller vers la Grande Mer : il avait toute une vie dont il ne savait que faire ; il retournerait donc vers le Sud plus tard.

Il marcha toute la journée, voulut poursuivre de nuit mais les chemins étaient décidément trop mauvais ! Il chercha un endroit où se protéger un peu du froid, aperçut une bâtisse. Mais les nuages cachaient si souvent la lune qu’il eut du mal à la trouver, puis chercha la porte, mais n’en trouva pas la poignée. Elle semblait fermée. Il y avait cependant un petit porche, sous lequel il se recroquevilla, emballé dans sa couverture et mangeant un morceau de pain. Il avala de l’eau, une gorgée d’eau-de-vie, et s’endormit sans même avoir eu la force de ranger la fiole.

Il se réveilla violemment, sursautant sous les explosions fusant autour de lui. Il se jeta à plat ventre en mettant ses mains sur ses oreilles vibrant à en hurler. Puis il se rendit compte que le jour se levait, qu’il était seul, que rien autour de lui ne bougeait, et que des canons jouaient une musique répétitive… Mais il ne s’agissait pas de coups de canons. Il pensa soudain aux sabots de Canon, puis reconnut le son des cloches. Alors, il rit. Il rit à pleine voix et à plein cœur, de son erreur, de sa joie, du nouveau jour qui se lève… Il rit et pleura, sous le petit porche et sous le chant des cloches qui sonnaient l’Angelus. Alors qu’il se calmait, les cloches semblaient faire de même. Puis, il entendit des pas : il avait passé la nuit devant la porte d’une chapelle et, de l’intérieur, on s’avançait pour l’ouvrir. Il se recouvrit immédiatement la moitié du visage avec son linge, juste à temps pour entendre une main saisir une poignée, et voir la porte s’ouvrir vers lui. Il recula brusquement. Un petit homme au visage rond et portant des lunettes plus rondes encore se retrouva face à lui. Après un premier pas en arrière, il se reprit, s’avança, et demanda :

« Cher ami, auriez-vous dormi devant la porte ?

- Mm, oui, articula Alphonse d’une voix rauque.

- Mais… Pourquoi ne pas être entré ? Vous auriez pu mourir de froid ! »

Alphonse ouvrit de grands yeux ronds. Non pas parce qu’après l’année qu’il venait de passer, son corps était capable de lutter contre de plus basses températures, mais parce que…

« - La porte ne s’ouvrait pas. » Le petit homme éclata de rire.

« - Oh, pardon ! Pardon ! Je vous en prie, pardonnez-moi, ce n’est pas drôle ! Mais, bonté divine ! Cette poignée de misère doit vraiment être changée ! Oh, pardon, ce n’est pas drôle ! Mais quand même… Dormir dehors alors que la porte n’était pas fermée à clé ! Oh, pardon ! »

L’hilarité du petit homme se transforma rapidement en honte puis en compassion. Il attrapa la manche d’Alphonse pour le tirer à l’intérieur.

« Il n’y a pas de chauffage, mais c’est mieux que le porche, tout de même ! Restez ! On va dire la Messe dans moins d’une demi-heure ! Avec le monde qui viendra, il fera plus chaud ! Je vais ramasser vos affaires ! Alphonse se laissa pousser sur un banc, l’inconnu se précipita vers son sac, sa couverture, ramassa sa fiole (ce qui lui arracha un grand sourire), et apporta le tout à Alphonse. Il lui tapota les épaules en lui recommandant de se mettre à l’aise. Il avait des choses à préparer, mais serait à son écoute ensuite s’il le désirait. Ce drôle de personnage disparut ensuite par une étroite porte. Bien sûr, il y avait là une sacristie disposant d’une autre entrée. Alphonse rit intérieurement de la situation. Le pauvre bougre semblait si choqué d’avoir trouvé un homme devant la porte ! Mais il avait dit que beaucoup de monde allait arriver. Pas ça. Non. Pas ça. Il ne pouvait pas affronter tous ces regards.

Alors, il se leva prestement et s’enfuit aussi loin que possible de la chapelle. Comme si elle le rappelait, elle se mit à sonner à nouveau. On pouvait voir des personnes arriver, à pied ou en charrette, mais Alphonse était déjà loin. Il marchait vite et faillit trébucher par-dessus une pierre.

« Attention ! » lui cria une voix rauque, grave.

Quelqu’un se reposait contre un arbre, à côté du chemin. Une ombre, emmitouflée dans tant de vieux manteaux usés et déchirés, et à la peau si sale, qu’on ne pouvait deviner s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. L’ombre fumait une sorte de cigare.

« - Merci, dit simplement Alphonse. J’étais trop pressé pour regarder où je mettais mes pieds.

- Mm. » Alphonse devinait que cette ombre vivait dehors. Un mendiant ? Mais c’est le ventre d’Alphonse qui se mit à grogner.

« - Heu, bafouilla-t-il gêné, je n’ai même pas mangé une tranche de pain, ce matin… Et hier soir j’étais trop fatigué pour avaler grand-chose. Est-ce que je peux partager un repas avec toi ? »

L’ombre sembla reculer, méfiante. Alphonse ouvrit son sac, en sortit une pomme et un bocal. On sentait l’odeur du pain. L’autre grogna un « Mm » d’approbation, et montra une racine sortant de terre, assez large pour servir de banc.

« - Merci. » Alphonse partagea ses victuailles avec son invité, en lui racontant comment la terrine, la confiture, le pain, le fromage… avaient été fabriqués. L’autre écouta d’abord sans rien dire puis, croquant à pleines dents dans une tartine de confiture, ricana. Après avoir avalé sa bouchée, le crasseux personnage expliqua de sa voix éraillée :

« - Je sais déjà cuisiner tout ça. Et bien plus encore.

- Oh, est-ce votre métier ?

- C’est une vieille histoire…

- Je vois…

- Toi aussi, derrière ton masque, tu caches de vieilles histoires. Non ?

- Oui. » Ils mâchèrent en silence. Puis la voix rauque résonna, comme une blessure qui se rouvre :

« - J’aimais inventer des recettes. Pour… pour ma… famille. »

Alphonse observa son interlocuteur. Le soleil était désormais assez haut et il pouvait mieux distinguer son visage.

« - Pourquoi ne plus le faire ?

- Parce que je ne suis plus personne. Les miens sont tous morts. J’ai participé à des guerres. Avec les cuisiniers du corps médical… J’avais tout perdu. Et ce monde est… Si… Abject… Rien ne mérite d’être reconstruit.

- On ne peut pas changer ça…

- Non.

- Donc, tu es cuisinier. Tu inventes des recettes…

- Oui.

- Tu réinventes, alors. Au moins, toi, tu as le pouvoir de réinventer la cuisine ! Ça peut être un début, pour te reconstruire toi… Moi, j’étais charpentier…

- … avant la guerre.

- Oui. »

Alors, ils se turent.

Puis, un souvenir revint à Alphonse : un plat qu’il avait aperçu dans un village ennemi. Il en avait trouvé le parfum alléchant… Il en parla. L’autre connaissait cette recette : même en temps de conflit, on peut rester attentif à ce que chacun mange ! Ils se souvinrent alors de plats d’autres royaumes, et décrirent toute une série de gratins, soupes, mijotés et autres intrigantes mixtures dont ils avaient entendu parler. Cette discussion mettait l’eau à la bouche ! Leurs regards devinrent gourmands, et il fut décidé d’essayer, un jour, l’une de ces appétissantes recettes.

« - Pour commencer, tu devrais aller te laver, mon ami ! s’exclama Alphonse.

- Ah, retourner vers ce monde horrible…

- Pour l’enchanter de tes délices, n’oublie pas ! »

Alphonse fit un feu à l’abri des regards, creusa une large écuelle dans du bois, alla chercher de la glace et la fit fondre.

« - Tout ça pour de l’eau chaude…

- Oui, pour que tu n’aies pas peur de te laver ! » Ils rirent.

« - Je dois continuer mon chemin, dit ensuite Alphonse. Je vais passer par une grande ville, où il y aura sans doute des auberges et des restaurants. Accompagne-moi. Parle de tes recettes et ne te décourage pas : tu as de bonnes chances de trouver un emploi. »

L’autre approuva et s’éloigna vers le feu et l’eau chaude. Alphonse fut réveillé de sa sieste par des bruits de rangement. Son compagnon s’était délesté de deux couches de vêtements et était désormais propre et emmitouflé dans une tenue de paysan informe en toile, probablement rembourrée d’un peu de laine, la tête recouverte d’une cape qui servait ainsi également de capuche.

« - Tu vas prendre froid, maintenant. Tiens, mets cette couverture sur toi.

- Merci, dit l’autre en se retournant. »

Alphonse l’observa avec étonnement : on pouvait désormais distinguer les traits de son visage. Chacun s’enveloppa dans sa couverture ou dans son manteau et Alphonse lança :

« En route, amie cuisinière ! Marchons vers ta nouvelle vie ! »

Ils marchèrent toute la journée, puis aperçurent les tours d’une cité. « C’est ici. » Alphonse ne voulait pas y entrer, bien sûr. Sa compagne de marche le remercia et lui rendit sa couverture :

« - Tu m’as donné envie de reconstruire quelque chose. C’est un miracle.

- Je t’en prie. Il nous a suffi de parler…

- Mais personne, ne me parlait. Je recevais des insultes ou du mépris. Parfois, on me jetait une pièce ou un morceau de pain. Mais personne avant toi n’était venu me parler. »

Alphonse était ému. Il lui offrit la couverture : « Je n’en ai pas vraiment besoin, tu sais, j’ai marché sans elle avant qu’on me l’offre et je peux encore le faire. »

Il s’éloigna, partant vers le Nord, sans se retourner.

Il trouva la ferme, bien entendu, salua son propriétaire de la part de sa sœur, et dut lui donner toutes les nouvelles qu’il pouvait. Le fermier semblait aisé et se montra scandalisé par la solitude et la pauvreté de sa sœur. Il n’avait jamais appris le décès de son beau-frère. Il promit à Alphonse d’aller lui-même trouver son aînée et l’invita à séjourner quelques jours chez lui. Alphonse accepta et fut reçu comme un ami. Nul ne le questionna sur son masque. Chacun avait deviné d’où il revenait.

Mais Noël approchait et il ne voulait pas s’imposer. Au bout de deux nuits, alors que le fermier équipait une charrette pour aller rejoindre sa sœur pour Noël, il l’aida de son mieux mais déclina son offre généreuse de rester jusqu’à la fin de l’hiver. Et il reprit la route.

 

Les chemins traversaient des bois et se ressemblaient tous. Il était difficile de repérer l’emplacement du soleil et tout, autour de lui, était recouvert de neige… Aussi s’aperçut-il seulement en fin de journée qu’il avait tourné en rond. Il décida de se monter un abri pour la nuit. Le ciel se dégageait au fur et à mesure que le soleil se couchait. La nuit était paisible, et le moindre hululement résonnait avec force.

Il entendit un clocher. Il était plus de sept heures du soir. Un bruit de sabots retentit, de plus en plus fort. Encore un voyageur égaré ? De nuit, il aurait fallu bien connaître ces sentiers, pour s’y retrouver ! Il s’approcha du chemin, prêt à secourir le malheureux. Les étoiles scintillaient, à présent, et la lune éclairait la forêt. La neige, sous son reflet, transformait les arbres en colonnes de marbre brillant, et les sentiers en chemins de lumière. La silhouette d’un cavalier encapuchonné approchait. De plus en plus. Puis le cheval se mit à hennir, à secouer la tête et à se pencher sur le bord du chemin : il avait trouvé un coin d’herbe libéré de sa neige…

« - Allons, Zéphir, ce n’est pas le moment. Nous devons rentrer. »

Cette voix…

Alphonse monta sur le sentier, comme envoûté.

« - Zéphir, s’il te plaît…

- Juliette ? »

La silhouette se redressa. Alphonse n’osa plus bouger.

Sans se voir, ils se regardaient, séparés par la blancheur qui éclairait légèrement leurs manteaux.

« - Alphonse ? Alphonse ! Enfin ! »

Elle courut vers lui. Il s’avança encore vers elle. Elle n’avait pas remarqué son masque de tissu, ni sa jambe de bois. Il enfonça cette dernière dans le chemin glacé et tendit les bras, recevant la femme qui s’y jetait. Il ne savait pas quoi dire. Ce n’était pas nécessaire : elle pleurait, riait, parlait, et posait des questions dont elle n’attendait pas de réponse immédiate. Le cœur d’Alphonse bondissait, dansait, battait, se demandait s’il devait rire ou mourir. Car que dire ?

« - Je te cherchais ! Chaque jour, je te cherche ! Je fais la tour des hôpitaux, où personne ne me répond, je sillonne les routes aussi loin que je le peux en espérant te voir revenir, et enfin, te voilà ! Te voilà, pour la nuit de Noël !

- Je suis désolé…

- De quoi ? D’avoir fait ton devoir ! Oh, merci d’être revenu vivant ! Tu es là !

- Non… Pardonne-moi… je ne suis plus le même…

- Comment ? Tu ne m’aimes plus ? Coupa-t-elle.

- Si… répondit-il immédiatement.

- Tu m’as reconnue ! Aurais-tu perdu une partie de ta mémoire ?

- Non.

- Tes enfants t’attendent ! Rentrons !

- Mais… Non ! Attends, et regarde-moi d’abord ! »

Elle recula son visage, scruta son mari.

« - Pourquoi ce masque ? Tu es blessé ? Je te soignerai !

- Ce ne sera pas la peine. C’est cicatrisé…

- Je vais vérifier !

- Non ! » Il recula, trébucha, Juliette le rattrapa de justesse et il se redressa, dégagea le pan de son manteau qui cachait sa jambe de bois.

« - Oh, s’exclama Juliette.

- Oui, c’est moche…

- Ce n’est pas ça ! Comme tu as dû souffrir ! »

Elle ne le regardait qu’avec amour, compassion.

« - Je ne peux plus faire mon travail de charpentier…

- Tu peux toujours faire des plans et diriger une équipe…

- Sans aller vérifier par moi-même ?

- Tu sais faire tant d’autres choses !

- Mais… Tu ne peux pas voir mon visage. Il est trop…

- Si tu veux garder ton masque, soit. Tant que tu me promets de ne pas me cacher une blessure qui a besoin de soin.

- Je te le promets.

- Rentrons.

- Tu insistes.

- Lise est née et elle n’a pas encore été portée par son père. »

Il ne pouvait pas échapper à Juliette.

« - Soit. Rentrons. Si nous retrouvons le chemin !

- Ah, ah, je le connais comme ma poche !

- Comment ? Mais il y a beaucoup trop de sentiers, tous identiques…

- Ah non, pas identiques ! Il y a beaucoup de repères, ici, mais seul un œil exercé les retient ! Et j’ai arpenté ces sentiers des centaines de fois.

- Comment ? Pourquoi ?

- Mais, mon amour, pour te chercher ! »

Alphonse ne savait que répondre, et cela avait peu d’importance.

« - Attends ! Je prends mon sac ! »

Il attrapa ses affaires et ils montèrent tous les deux Zéphyr : le cheval était robuste, et ses cavaliers pas vraiment.

Le retour sembla incroyablement rapide à Alphonse. Il se retrouva devant sa maison : la cheminée fumait, toutes les fenêtres étaient éclairées.

« - Mais… Est-ce la fête ? Demanda-t-il.

- Oh, Alphonse ! Cette nuit, nous fêtons Noël ! Je vais installer Zéphyr. Viens m’aider si tu veux, mais tu peux m’attendre, aussi : regarde autour de toi ! Rien n’a changé ! »

Et elle s’engouffra dans une grange avec leur cheval. Alphonse regarda la maison, la grange, le jardin recouvert d’une neige lumineuse, les maisons voisines… Et il reconnut une large silhouette s’avançant vers lui d’un pas sûr. Le marchand ! Il était souriant, enthousiaste, pressé de venir lui serrer la main :

« - Ah, mon brave, mon cher ami ! Vous voilà de retour chez vous !

- Comment savez-vous…

- Mais tout se sait, mon ami ! Tout se sait ! Ah, vraiment, je voulais vous remercier ! Pour votre aide, vos encouragements, vos idées ! Vous êtes brillant, vraiment ! Non, la violence ne nous condamne pas ! Nous pouvons tous changer ! Et j’ai changé, voyez-vous, mon ami, j’ai changé ! Je n’étais pas condamné à la guerre ! Ah, mon ami, il est surprenant de voir combien il est facile de changer, si l’on y est décidé ! Vous-même, n’est-ce pas, vous n’avez plus peur de vos propres réactions, n’est-ce pas ? De vos réveils brusques !

- Mais comment savez-vous ?

- Allons, mon ami ! Je sais ce que fait la guerre, ce que font les attentats, ce que cause la peur ! J’y ai œuvré, à mon grand regret, mais j’en ai vu les conséquences ! Or, on m’a dit que vous aviez dormi avec Canon ! Dormir avec mon cheval, une bête si sensible ! Ce n’aurait pas été possible si vous n’étiez pas en train de guérir, voyons ! »

Très sûr de lui, le marchand riait aux éclats.

« - Ah ! s’écria-t-il. Voici un autre de vos amis, si je ne me trompe ! »

Alphonse vit alors s’approcher Johan. Il lui ouvrit les bras.

« - Toi aussi, tu es ici !

- Merci à toi, cher ami ! Tu n’as pas eu peur de moi ! Mon apparence ne suffit pas à éloigner les amis, et tu en as été un, crois-moi. Sans toi… ma vie n’aurait été qu’errance…

- Mm… toussota une voix derrière eux.

- Oh, s’exclama Alphonse. Mais…

- Oui, oui, mon frère m’a déposée ici… Nous avons fait un petit détour mais je voulais vous remercier pour votre aide. M’isoler était la pire idée de ma vie. Il suffit de demander de l’aide, parfois. Ou de l’accepter. Je ne l’ai pas vraiment montré, mais je vous suis reconnaissante.

- Pas tant que moi, ajouta une voix éraillée mais joyeuse. »

Oh, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? La pauvre femme, recouverte de manteaux usés, se tenait là aussi, rejoignant l’assemblée des amis imprévus. Elle rayonnait tant de joie qu’Alphonse eut du mal à la reconnaître ! Elle lui annonça qu’elle avait suivi ses conseils, n’avait pas eu peur de reprendre sa vie en main, et qu’elle parvenait, jour après jour, à se reconstruire. Elle n’abandonnait pas.

« - Persévère, m’as-tu dit ! Hé bien, je persévère ! Un jour après l’autre, je reconstruis ! Vois-tu, mon ami, j’ai trouvé un travail, dans un grand restaurant ! Oh, je dois repartir, on m’attend… »

Elle montra du doigt un carrosse, lui envoya un baiser et courut vers le cocher qui lui faisait signe. Le marchand prit Johan par l’épaule et ils s’éloignèrent en faisant de grands signes à Alphonse. La fermière hocha la tête d’un air satisfait puis lui tourna le dos, partant vers une charrette garée sur la place du village.

 

« À qui fais-tu signe ? M’as-tu parlé ? » Juliette le rejoignait.

« - Tu ne les as pas vus ? Quel dommage ! Ils sont partis trop vite !

- Qui ?

- Hé bien, le marchand, le malade, la fermière et la mendiante… Ils étaient là, tous les quatre !

- Je ne les connais pas.

- Vraiment ? Mais, comment savaient-ils où j’habitais ? Et que je serai là, avec toi, ce soir ?

- Mais… S’ils avaient été là, ne devrait-on pas voir les traces de leurs pas ? Regarde la neige : je n’y vois que nos empreintes ! »

Alphonse, stupéfait, observa le sol blanc. Sous la lune et les lampadaires, on distinguait clairement les traces. Et il n’y en avait aucune autre que les siennes, celles de Juliette, et de Zéphyr. Le carrosse et la charrette n’avaient, eux non plus, laissé aucune empreinte.

« - Mais c’est… Impossible…

- Que t’ont-ils dit ?

- Merci.

- Merci pourquoi ? »

Alphonse lui répéta la scène, et Juliette sourit. Elle hocha la tête, et lui lança :

« - C’est très juste. Tout ce que tu leur as dit. Tu dois te le dire à toi-même, maintenant. »

Elle le prit alors par la main et le fit entrer chez eux. La cheminée flambait et la table était mise. Quelques poires, un bocal de fruits au sirop, un gros pain, et un immense poisson grillé. Mais surtout, ses beaux-parents, penchés, l’un sur un berceau, l’autre sur un tricot, et, assis devant la cheminée, Tom et Lou. Ils hésitèrent un instant, fixant le nouveau venu. Juliette s’exclama alors : « Papa est rentré ! »

Les enfants se levèrent d’un bond, comme s’ils n’avaient rien attendu d’autre que ce signal depuis presque une année, et se jetèrent sur Alphonse avec des cris de joie. Les parents de Juliette pleuraient, trop émus pour parler. Alphonse se laissa choir sur le tapis et ils restèrent ainsi, sans se lâcher, de longues minutes.

« - Papa, pourquoi tu as une jambe comme ça ? Est-ce que tu peux courir plus vite ?

- Et c’est quoi, ce que tu as au visage ? Pourquoi tu te caches ?

- J’ai été blessé, et je ne veux pas que ça vous fasse peur.

- Tiens, mon chéri, porte ta fille : voici Lise. »

Alphonse dut saisir le bébé : qu’elle était légère ! Et quels yeux ! Elle semblait le dévorer de son regard bleu comme le ciel. Elle agita les mains. Il rit devant tant de beauté. Mais de sa petite main, elle attrapa son masque, et tira dessus avec une force dont on ne soupçonnerait pas un bébé ! Elle l’arracha. Surpris, il ne sut pas tout de suite réagir : il allait tourner la tête lorsque la maison résonna soudain d’un cri immense : Lise éclatait de rire.

Elle riait en agitant le tissu arraché, et son rire cristallin contamina toute la maisonnée. Lou et Tom se jetèrent au cou de leur père. Juliette et ses parents rirent aussi, sans pouvoir s’arrêter. Ce soir -là, une petite maison a tremblé de rire.

 

Ah, votre cœur rit avec eux, je le sais bien ! Et cette larme, là, au coin de votre œil ? Comment, vous voulez connaître la suite ? Je vais vous la résumer : Juliette et ses parents ont raconté à Alphonse les dernières nouvelles de la région : une vieille femme racontait, dehors, qu'un soldat était revenu et qu'il allait ouvrir un restaurant grâce au marchand de meubles du village qui n'a pas pu partir à la guerre et voudrait aider, un fermier dont la récolte a été exceptionnellement bonne a dit au bourgmestre qu’il acceptait d’en vendre une partie à crédit, on a vu arriver deux jeunes fantassins revenus, l'un sourd, et l'autre aveugle d'un œil, mais prêts à travailler contre le gîte et le couvert en attendant que le restaurant du soldat soit rentable. Mais, et c’est le plus drôle, aucun soldat n’est revenu de la guerre pour ouvrir ce fameux restaurant ! Alphonse décrivit alors les recettes dont il avait parlé avec l’inconnue du chemin, et son beau-père le supplia d’ouvrir ce restaurant avec ces idées ! Il y avait déjà au village quatre personnes qui ne demandaient qu’à travailler avec lui ! Et quelle vie, cela donnerait au bourg ! Juliette et les enfants approuvèrent, Alphonse céda. Il ajouta sur la table les victuailles restant dans son sac, ce qui, avec la dinde et le gâteau préparés par les parents de Juliette, fit de ce repas le plus copieux dîner de Noël jamais vu dans cette maison !

Les cloches se mirent à sonner à la volée.

Juliette embrassa Alphonse : « Joyeux Noël ! » Tom et Lou s’endormaient dans leurs bras. Les cloches sonnèrent jusqu’à ce que les enfants soient tous les trois couchés, puis le village résonna de chants de Noël.

« - Allez, sortez, les jeunes ! Moi je dors à moitié ! » Le père de Juliette s’endormit en veillant dans le fauteuil. Sa mère en fit autant, emportée dans des rêves désormais joyeux.

Et Alphonse suivit Juliette dehors, pour rejoindre leurs voisins. Tout renaissait.

 

Fin

 

Conte de Noël 2022, du Royaume de l’ombre, par Magali Dalle.

Joyeux Noël à tous !

 

 

 

 

Contes de Noël précédents, parus en ligne sur https://magalidalle.wixsite.com/leroyaumedelombre

 

* Le mystérieux Noël de Citélia, 2020

* L’Arbramage, 2021

 

 

 

 

Joyeux Noël à tous,

que cette fête soit joyeuse, lumineuse, et vous emporte dans toute une année de foi, d’espérance et d’amour. Ayez foi en vous, osez aider, écouter, demander du secours et osez vous dire.

Car vous êtes infiniment précieux et précieuse.

Magali D

 

 

Tout partage gratuit de ce conte est recommandé ! A condition de citer son autrice.

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