Chapitre 9, Les dévots de la mort
Cathy les chercherait probablement bientôt, mais ils ne s’en inquiétaient guère ! Ils savaient que la ville était proche : la ferme de Cathy faisait partie de celles qui entouraient Citélia. Ils avaient rapidement quitté le chemin pour le longer en se faufilant entre les arbres d’une sapineraie. Ainsi cachés, ils entendirent des voix. Lucas fit signe aux autres de se baisser.
Veillant à rester hors de vue ils se glissèrent vers un groupe d’hommes qui s’agitait. Eux aussi marchaient en dehors du chemin tracé dans la forêt. On apercevait la route derrière eux, déserte.
« - Du nerf ! On retourne mettre nos dispositifs en état ! Hurlait l’un d’eux, frêle et pâle mais extrêmement nerveux.
- Hé, des troupes sont partout… Les puits sont cernés ! Répondit un comparse ventripotent, brun et barbu.
- On fera tout ce qu’on pourra jusqu’à ce qu’on soit arrêté ! Pour la mort ! Pour la mort !
- Ouais, pour la mort ! Reprit un homme aux cheveux blonds longs et clairsemés, aux joues tombantes et aux yeux lançant de traîtres regards bleus.
- Allons-y, semons le mal tant qu’on peut, t’as raison ! Ajouta un autre. Abattons Citélia avant qu’elle ne soit achevée ! »
Ils creusèrent : « - Ici on retrouvera du matériel ! » rappela le petit maigre qui semblait être leur chef.
Alors on entendit résonner le son d’un cor.
Les hommes sortirent des armes. « - Ils ne nous aurons pas vivants ! » hurla le petit nerveux. Les autres l’imitèrent et ils n’eurent pas le temps de s’enfuir que des cris retentirent : des soldats jaillirent sur le chemin, bondirent devant eux à cheval et les encerclèrent rapidement. Les prisonniers hurlaient : « Pour la mort ! Pour la mort ! Vous ne savez pas qui vous défiez ! »
Ils furent rapidement capturés : l’un d’eux fut tué mais les autres furent ligotés. Un Capitaine descendit de cheval pour observer les pelles jetées au sol et le trou commencé.
« - Creusez. » lança-t-il à deux de ses hommes qui obtempérèrent immédiatement. Il s’avança ensuite vers l’homme mince et agité.
« - Que vouliez-vous faire ici ?
- Semer la mort, sale dictateur !
- Pour qui travailles -tu ?
- Ah, mais pour la Mort elle-même ! Vous n’avez aucune chance ! »
Un soldat s’écria : « - Ici, Capitaine ! Le même matériel que ce que nous avons démonté ! »
On sortit du trou un sac ouvert que le Capitaine observa. Alors arriva bruyamment un autre homme qui ne freina son cheval au galop qu’à deux doigts de la tête d’un prisonnier. Il semblait hautement gradé.
« - Lequel dirige cette troupe de cloportes ? Hurla-t-il.
- Celui-ci, Général, répondit le Capitaine en désignant le petit nerveux.
- Ah oui ? Alors dis-moi, morveux, qui est votre chef à tous, bande de sangsues ?
- La mort !
- Ah ça, tu vas la voir, la mort ! Je m’en occuperai mais avant tu croiseras la douleur. Plus ou moins longtemps selon tes réponses. Alors ? Qui t’a payé ?
- Nous ne sommes pas payés. La mort est venue nous voir. Elle sent le souffre et possède nos âmes. Elle te ferait peur si tu la voyais mais j’ai décidé de la servir !
- Tu délires ! Parle !
- Ah, ah ! Il sèmera la division et la peur ! Il détruira votre Cité de l’honneur ! Votre honneur à mourir d’ennui ! » Il reçut une gifle telle que son visage en devint à moitié rouge.
« - Général Vindictif ! s’exclama le Capitaine, nous devrions les emmener aux cachots.
- Faites ça ! » lança le Général en remontant sur son cheval.
« - Et au trot ! » ajouta-t-il avant de rejoindre la route et d’y disparaître.
« - Non, pas moi ! Pas moi ! Hurla soudain l’homme blond aux joues tombantes. Je ne voulais pas les suivre, ils m’ont manipulé ! »
Le Capitaine le regarda avec mépris. « - Attachez celui-là à côté du petit nerveux et emmenons-les. »
En quelques minutes l’endroit fut désert et les enfants sortirent de leurs cachettes. Ils se regardèrent, incrédules : les bandits capturés étaient-ils fous ?
« - C’est quoi, qu’ils appellent la mort ? Demanda Adam. C’est un nom de code ?
- Ils avaient vraiment l’air de ne pas savoir quoi répondre d’autre, dit Lucas.
- C’est peut-être un monstre, qu’ils appellent ainsi, expliqua Diane. Ils en ont tellement peur qu’ils l’appellent La Mort.
- Ou bien ce monstre est un type complètement cinglé qui se fait appeler comme ça, ajouta Victor.
- Qu’importe. Allons en ville : ce n’est plus loin. » conclut Lucas.
Ils n’avaient pas marché vingt minutes qu’ils voyaient déjà les fortifications de la ville. Même ces murs-là étaient blancs et agrémentés de statues placées dans des niches. Des chemins de ronde étaient crénelés de sculptures de personnages fantastiques au combat.
« - Nos ennemis disent que l’honneur est ennuyeux mais ils ont oublié le combat. », murmura Victor. Lucas approuva. Il montra la porte à demi-fermée.
« - On doit leur faire croire qu’on habite Citélia, sinon ils risquent de nous poser des questions et on ne nous laissera pas entrer. » Il décoiffa Diane et jeta quelques mèches sur son visage :
« - Hé ! Protesta-t-elle. Ça va pas, non ?
- Tu ressembles trop à ta mère ! Nos parents sont déjà venus au Château et un garde pourrait les avoir croisés. Tu nous trahirais. Toi, Victor, fais comme nous : capuche ! »
Les quatre enfants se recouvrirent des capuchons de leurs manteaux.
« - Laissez-moi parler ! » ordonna Lucas. Ils rejoignirent le chemin avant de quitter l’abri des arbres et s’avancèrent vers la porte.
Lucas fit un léger signe de la main à l’un des gardes :
« - Nos parents nous avaient envoyé livrer une ferme. On doit rentrer maintenant.
- Dépêchez-vous et aidez vos parents à barricader votre maison ! » répondit l’homme sans même leur jeter un regard.
Les soldats observaient les alentours mais n’avaient pas prêté attention aux enfants. Ils entrèrent donc et s’avancèrent dans une large rue pavée, bordée de trottoirs et agrémentée de lampadaires encore éteints mais scintillants par les peintures dorées qui recouvraient le haut de leurs poteaux. Entre eux pendaient des guirlandes de perles brillantes et de tissus colorés tandis que les façades des maisons étaient en partie recouvertes de guirlandes en branches de sapins ornées de rubans et de personnages en cire. Quelques bancs semblaient placés par hasard devant des maisons mais Victor constata rapidement qu’ils étaient tous séparés de 10 mètres : ils permettaient donc à la fois de se reposer et de mesurer les distances. Chaque maison portait un numéro et un nom : cela permettait d’avoir une adresse précise tout en la personnalisant par un nom librement donné à son domicile. Adam montra une étroite mais coquette maison aux volets bleus :
« - Regardez, ici c’est 36 oiseaux bleus, rue de la forêt ! C’est joli, ça !
- Non ! On dit Oiseaux bleus 36, rue de la forêt ! Corrigea Lucas.
- Oui, mais la versions d’Adam était plus poétique ! » Commenta Diane.
Cependant les habitants de Citélia agissaient de façon bien plus pragmatique que poétique : ils se hâtaient de faire rentrer les enfants et de clouer des planches par-dessus les volets rabattus. Certains revenaient chez eux en brandissant une hache neuve ou plus rarement un pistolet qu’ils venaient d’acquérir. Le temps n’était pas à la fête mais aux cris.
Les enfants se faufilèrent parmi cette agitation. Un homme demandait : « - On ne devrait pas empoisonner les fontaines ? Les monstres viendront sans doute y boire !
- T’es pas fou ! Lui cria un autre. Les gens aussi peuvent y boire ! »
Des gardes circulaient et notaient, pour chaque maison, si tous les habitants étaient présents. Ils en profitaient pour rassurer la population et rappeler les consignes de confinement données par le Roi et la Reine, rassuraient quant aux protections mises en place à l’hôpital. Leur seule présence donnait l’impression que la situation était à la fois prise en main fermement et maîtrisée.
« - C’est quand même la panique. » lâcha Diane.
Certains maisons semblaient moins bien protégées que d’autres. « - Là-bas ! Cria Victor. Ce vieil homme n’arrive pas à clouer sa planche.
- Il n’a plus assez de force. » Répondit Lucas que marchait déjà droit vers lui.
Les quatre enfants saluèrent rapidement l’homme et tout en lui demandant la permission de l’aider, saisirent clous et marteaux : il n’y avait que deux fenêtres.
« - Allons à l’intérieur renforcer votre porte, Monsieur ! » Lança Lucas. En quelques minutes ils installèrent un système permettant de bloquer la porte par trois grosses planches parallèles au sol posées sur des socles de part et d’autre du chambranle. L’homme les remerciait encore lorsqu’ils foncèrent aider une femme qui essayait de rassembler ses enfants en bas âge. Diane et Adam attrapèrent deux petits qui riaient en courant de façon tanguante, Lucas convainquit un plus grand d’obéir enfin et Victor attacha leur chien devant la porte :
« - Voilà, Madame, lança-t-il. Vous pourrez le rentrer quand vous voudrez maintenant ! »
Un homme brailla de l’intérieur de la maison : « - Alors, tu rentres ? » La femme remercia timidement et enferma tout son petit monde avec elle.
En se retournant, Victor vit Diane lui faire de grands signes. Ses cousins et elle se dirigeaient vers une auberge de deux étages. Des hommes semblaient barricader les étages de l’intérieur tandis qu’en bas on ajoutait des planches sur les nombreuses ouvertures : mais ils n’étaient pas assez nombreux. Les enfants les rejoignirent.
« - Notre travail chez Lavita nous a tout de même bien entraîné ! » s’exclama Lucas.
Victor approuva. Diane tenait des planches qu’Adam clouait. Un garçon à peine plus âgé que Lucas sortit de l’auberge et se joignit à eux :
« - J’habite ici ! Merci de nous aider ! Il y a tellement de fenêtres ! Ça fait une heure qu’on cloue ! On a commencé dès que les sentinelles sont passées transmettre les ordres du Château ! Heureusement qu’ils nous ont aussi livré des planches et des clous parce qu’on n’en aurait pas eu assez !
- Oui, tout a l’air bien organisé… répondit Victor.
- Oui : on savait déjà que des monstres tueurs rôdaient dehors… Mais on ne pensait pas qu’ils allaient attaquer Citélia ! Tu le crois, toi ? Attaquer Citélia ?
- Hé bien, si la ville a des fortifications c’est bien que le risque est toujours là, non ? Demanda Adam.
- Ah oui… C’est vrai. Je crois qu’on l’avait oublié... »
Diane ne put retenir un rire, ce qui attira l’attention du garçon :
« - Oh, bonjour Mademoiselle ! Je m’appelle Tim !
- Et moi Diane. Enchantée. Nous voulons protéger la ville. Le mieux est de barricader les maisons, je vois !
- Oui, enfin, oui… Vous avez vu les archers qui se postent près des puits ? Pourquoi ils font ça ?
- Hé bien… Tu n’es pas au courant de ce qui s’est passé, alors ?
- Ben si ! Des monstres se sont jetés sur des enfants et se regroupent non loin d’ici. L’armée royale est en train de les traquer mais la capitale est menacée : nous serions une belle réserve de nourriture, ici ! »
Diane comparait les informations données au peuple et ce qu’elle savait : on ne leur avait pas tout dit, probablement pour limiter le mouvement de panique. Les habitants de la cité s’activaient mais semblaient plus prudents que craintifs : combien parmi eux n’avaient jamais vu de monstre, ni connu de guerre ? Le Royaume était depuis longtemps un symbole de paix et de sécurité : qui croyait encore aux monstres ?
Tim lui prit la main : « - Ne t’en fais pas. Nous serons bien protégés. » Elle lui sourit.
« - Nous allons aider d’autres familles, maintenant.
- Oh, super ! Alors moi aussi ! Je vais avec vous !
- Par là ! Cria Adam. »
Il montrait une femme âgée courant après une ribambelle de poules.
« - Mes poules ! Mes poules, venez ici !
- Mais Madame, avez-vous une maison ? Lui demanda Lucas.
- Mais oui, mais mes poules ! Elles ne doivent pas rester dehors !
- Ben… Mieux vaut que les monstres mangent vos poules plutôt que vous, non ? Lança Adam.
- Oh ! Vous ne comprenez rien ! Aidez-moi à ramener mes poules ! »
Les cinq enfants poursuivirent les volailles dans les rues afin des les ramener chez la femme. À sa porte, une autre femme, d’une cinquantaine d’années, les accueillit avec reconnaissance :
« - Oh ! Vous me ramenez ma mère ! Elle n’écoute jamais ! Maman, je n’ai pas le temps de te courir après, tu comprends ? J’ai dû m’occuper de protéger la maison. Je te cherchai ! Oh, les enfants, merci… Elle perd la tête, voyez-vous... » Elle se figea soudain en fixant Lucas. « Oh ! » s’écria-t-elle.
« - Madame ? Demanda-t-il tandis que la vieille femme criait après ses poules dans la maison.
- Mais je vous reconnais ! Je suis cuisinière au Château et…
- Ah, oui ! Coupa Lucas. J’y suis allé avec mon père, parfois ! Il travaille pour le Château, voyez-vous... » La femme regarda ses vêtements, remarqua que personne n’accompagnait les enfants, et demanda :
« - Mais votre père sait-il que vous êtes ici ?
- Bien sûr ! D’ailleurs je dois le rejoindre ! »
Elle se demanda si elle devait le dénoncer aux gardes afin qu’ils mettent les enfants en sûreté, puis se contenta de conseils :
« - Merci, vous avez toute ma reconnaissance pour votre aide. Merci beaucoup ! Vos parents ont déjà une grande confiance en vous et vous les aidez beaucoup, j’en suis sûre. Ne restez pas trop longtemps ici… Rentrez vite chez vous ! »
Lucas lui offrit son plus beau sourire et fit signe aux autres de s’éloigner. Un garçonnet pleurait, visiblement perdu. Personne ne semblait l’avoir remarqué. Lucas le montra du doigt et s’avançait déjà vers lui. Tim le rattrapa :
« - Dis donc, elle pense beaucoup de bien de toi !
- Oui, répondit-il. Elle a croisé mes parents, apparemment !
- Quelle chance tu as ! J’aimerais bien avoir un père, moi aussi !
- Tu n’es pas le fils des aubergistes ?
- Non, ce sont mes patrons et je vis avec eux mais c’est pas pareil !
- Et tu resteras aussi aubergiste, alors ? Demanda Diane.
- Moi ? Oh non ! Moi je veux construire ! J’ai déjà dessiné ce que je veux et fait des plans ! J’irai au bord de la mer, ou plutôt de l’océan, et là je construirai la meilleure maison du monde ! » Avec de grands gestes, il montrait ce qu’il avait imaginé :
« - Une maison de plusieurs étages avec des salles de jeux et des toboggans partant des fenêtres pour glisser dans l’eau !
- Incroyable, répondit Diane, sous le charme.
- Oui, ça servira à amuser les gens ! Il faut rire, c’est important ! Est-ce que tu sais que c’est bon pour la santé ? J’en suis certain parce que... »
Ils furent interrompus par des cors aussitôt suivis d’ordres hurlés par les soldats à la population :
« - Aux abris ! Aux abris, vite ! »
Le petit garçon pleurait de plus belle. « - Vite ! » cria Lucas en se jetant vers l’enfant.
Tous les cinq foncèrent chercher le petit garçon : Lucas le saisit mais ils n’eurent que le temps de se jeter au sol. Un monstre volant venait de passer au-dessus d’eux. Au même moment, les habitants de la ville se mirent à crier : ils prenaient conscience du danger.
En relevant la tête, Victor aperçut un poisson immense et volant, avec sa crête de nageoires dorsales et d’autres, pectorales, surmontées d’ailes en quatre parties battant l’air avec force. Sa peau semblait craquelée, sèche. « - Il va retourner dans l’eau ! s’écria-t-il. Les graoullis sont des animaux marins, ils ne devraient pas voler longtemps ! »
Mais les rues semblaient de plus en plus survolées par ces monstres. Certains poussaient des cris à la recherche de nourriture tandis que d’autres s’agrippaient aux murs qu’ils tentaient de défoncer.
« - Courez ! » hurla Tim. Il se retourna pour vérifier que les autres le suivaient. Deux enfants se cachaient derrière un tonneau. La queue d’un monstre volant le fit rouler et il les repéra. « - Là-bas ! » cria Victor. Il rejoignit les enfants au moment où la gueule du graoulli s’ouvrait sur eux. Tim l’avait suivi. Victor poignarda le monstre à la tête, Tim le frappa avec un pieu arraché d’une planche cassée et le graoulli se contorsionna vers l’arrière. « Vite ! » cria Adam qui attrapa un enfant tandis que Diane saisissait le second. Ils foncèrent ensuite tous dans une ruelle étroite. « - Espérons qu’ils ne pourront pas passer ici ! » cria Tim. Plus loin, une autre rue. Ils s’arrêtèrent un instant, se sentant plus en sécurité dans la ruelle.
« - Là-haut, ils tournent ! » s’écria Adam en montrant le ciel. En effet on distinguait nettement deux graoullis qui les attendaient.
« - Ils vont descendre s’abattre sur nous, quitte à briser les murs. Ils sont fous ! Cria Victor. Leur peau se dessèche et ils ne retournent pas dans l’eau ! Leur agressivité est plus importante que leur instinct de survie !
- Regardez ! » dit Adam. Devant eux, le mur fortifié commençait à s’ébouler sous la pression de plusieurs graoullis qui s’y étaient jetés. Les animaux s’enfuyaient à présent au-dessus des maisons. Ils volaient bas, en raison de leur poids et de leur fatigue : leurs charges étaient suicidaires.
« - Restez ici. Moi je les éloigne avant qu’ils ne viennent s’écraser sur vous. » s’écria Tim en abandonnant leur cachette et en fonçant vers le mur écroulé. Les deux monstres qui tournoyaient au-dessus d’eux le suivirent.
« - Pas question ! s’écria Diane en suivant Tim.
- Restez ici ! » lança Lucas en poursuivant sa cousine. Mais Adam et Victor ne pouvaient pas supporter leur sacrifice et intimèrent aux trois enfants en bas âge qu’ils avaient sauvé de rester cachés. Ils étaient si pétrifiés de terreur qu’ils acquiescèrent sans broncher.
Victor et Adam rattrapèrent Lucas et Diane lorsqu’ils escaladèrent les débris du mur. Tim était de l’autre côté et inspectait le ciel :
« - Oh, tout là-haut ! s’exclama-t-il en levant le doigt vers les nuages.
- Quoi ? Les graoullis ? Demanda Victor qui cherchait ses ennemis du regard.
- Non, ce sont des oiseaux ! s’écria Diane. On dirait… Un groupe d’oiseaux qui vole au-dessus de nous… Mais je n’en ai jamais vu qui aient des ailes de cette forme ! Ils sont trop hauts pour qu’on les voient bien.
- Attention ! » hurla Adam. Un graoulli venait de foncer sur eux et ils eurent juste le temps de fuir avant qu’il ne reçoive un glaive dans l’épaule et qu’il ne s’encastre dans les pierres. Personne n’avait eu le temps de voir d’où venait l’arme. L’animal se dégagea en rampant, se traîna pour les poursuivre...
Ils coururent aussi vite qu’ils le pouvaient. Ils eurent la sensation de courir pendant des heures mais arrivèrent rapidement devant un lac.
« - Oh non ! Un repaire à graoullis ! s’exclama Adam.
- Là, une famille de graoullis sort de l’eau ! » dit Victor, horrifié, en montrant un groupe de monstre qui s’avançait vers eux. Mais ils s’interrompirent, hésitèrent un moment et retournèrent dans l’eau.
« - C’est le lac rouge ! Dit Tim. Il est maudit !
- Oh, là-bas ! s’écria Adam.
- Quoi ? Demanda Diane.
- Heu… Rien… J’ai rêvé. Il n’y a plus rien. »
Victor regarda son cousin avec étonnement.
« - Partons d’ici ! » Lança Lucas qui montra la forêt entourant le lac.
Victor s’approcha d’Adam. Celui-ci lui avoua à voix basse :
« - J’ai cru voir Tine. Mais j’ai rêvé, c’était sans doute un reflet.
- Dis donc, tu es amoureux, toi ! Se moque Victor.
- Ah, très drôle !
- AH ! » Diane venait de crier.
Des hommes se tenaient devant eux, à cheval, vêtus très étrangement : ils portaient une tenue de peau, d’une peau très lisse, dotée d’une capuche qui entourait leurs têtes au point qu’aucun cheveu ne puisse s’en échapper. Derrière eux arrivèrent d’autres cavaliers.
Diane saisit nerveusement la main de Tim.
Ce dernier s’interposa entre elle et le groupe qui s’approchait. Victor s’avança pour mieux les observer : ils portaient vraiment une tenue étrange, faite de peau et très lisse, sans médaille ni même bouton, avec seulement un poignard au côté. Mais surtout, le blason du Roi était cousu sur leurs épaules.
« - Pas de panique. Ce sont des soldats royaux… affirma-t-il à l’attention de Tim.
- Jamais vu ! » Répondit celui-ci l’air renfrogné et méfiant.
L’un des cavaliers s’avança :
« - J’imagine que vous ne devriez pas être ici, les mômes ! L’un de mes hommes reste avec vous. Vous ne bougez plus et vous obéissez, compris ? Nous on s’occupe des monstres et sans vous dans les pattes ça se passera mieux ! »
Un membre de cette étrange troupe mit pied à terre tandis que les autres se mirent à longer les murailles extérieures.
« - Oh, regardez ! s’exclama Victor en les montrant du doigt. Ils ont tous des souffleurs d’appels !
- Oh ! Ils les utilisent pour appeler les graoullis ! »
Le soldat resté auprès d’eux eut l’air surpris :
« - Vous connaissez les souffleurs d’appels ? Ils viennent juste d’être perfectionnés !
- Ben oui ! Se vanta Adam. Nous les avons fabriqués ! »
L’homme afficha une mimique moqueuse, traduisant tant l’étonnement que le doute. Lucas se questionna :
« - Vos uniformes sont… Heu… Étonnants.
- Très juste. Ce tissu imite la peau des monstres que vous avez vus.
- Les graoullis », corrigea Diane. Devant l’air surpris du soldat elle précisa :
« - Nous savons que ce sont des graoullis. Et que vous les avez toujours trouvé pacifiques.
- Oh… Certes. Vous êtes étonnamment bien informés. Donc, nous portons cette tenue pour mieux les suivre sous l’eau.
- Mais, reprit Diane. Vous ne pouvez pas avoir confectionné ces costumes en quelques jours !
- Comment ? Nous les portons depuis des années ! Quelle question.
- Cela fait donc des années que vous nagez avec les graoullis ?
- Hé bien... » L’homme s’interrompit. Les enfants n’en savaient pas autant qu’il l’avait cru en les entendant nommer les graoullis. Lucas reprit :
« - Nous ne le répéterons pas, c’est promis.
- Vous avez déjà compris, je vois. Oui, nous travaillons avec ces animaux qui sont extraordinaires depuis longtemps. La Reine elle-même les aime beaucoup. Alors on aimerait les récupérer pour les repacifier. C’est terrible de devoir combattre nos petits… Mais le devoir avant tout et la population doit être protégée. »
Le soldat inspectait du regard les abords du lac tout en parlant. Son visage s’était crispé durant sa dernière phrase : Diane s’aperçut qu’il souffrait réellement de voir ses « petits » devenus si dangereux. Elle ne put s’empêcher de compatir…
Atour d’eux, des graoullis venaient ramper ou voler pour plonger dans le lac rouge ou rejoindre, plus loin, le fleuve. Le soldat utilisait son souffleur d’appels sans sortir d’arme et les bêtes ne s’approchèrent plus des enfants. Elles semblaient en mauvaise santé, se traînant, affichant des blessures anciennes et infectées, supportant une peau desséchée…
« - Oh, ils sont vraiment laids... » murmura Tim. Leur garde du corps l’avait entendu :
« - D’habitude ils sont scintillants, joyeux et magnifiques, répondit-il. »
Quatre cavaliers s’approchèrent : le premier fit signe au soldat de repartir, ce qu’il fit promptement et sans un regard pour les enfants qu’il venait de protéger.
Derrière lui Diane, Victor, Adam et Lucas reconnurent immédiatement Emma et Amélie.
« - OH ! s’écria Adam
- Mais oui, dit Diane. C’est... »
Le quatrième cheval portait une jeune femme.
« - Tine ! » s’exclamèrent Diane et Adam.
Tim ouvrait de grands yeux admiratifs : il n’avait jamais vu un tel équipage !
L’étrange soldat vêtu pour plonger avec les graoullis portait des broderies plus nombreuses que ses confrères : des blasons. Il en était probablement le chef. Son visage impassible ne trahissait aucune émotion et c’est gravement qu’il salua les enfants d’un coup de tête silencieux, en s’approchant.
Emma sauta de cheval et embrassa les enfants. Elle ne put s’empêcher de leur faire des reproches ensuite, avant d’inspirer et d’expirer lentement pour se calmer et d’enfin leur présenter le chef des maîtres – graoullis.
« - Il y a des maîtres - graoullis… marmonna Tim.
- Alors, les éleveurs de graoullis, commença Diane, ce sont…
- … C’est le Château. termina Victor.
- Il s’agit de graoullis de défense mais surtout d’animaux extraordinaires, expliqua Emma. Tout ceci était secret.
- Pas pour la Reine, dit Lucas d’un ton amer.
- Non, lui répondit Emma avec un sourire désolé. Pas pour la Reine et le Roi, bien sûr…
- Et Papa le savait aussi, n’est-ce pas ? Demanda Diane. Et toi ? Et Pierre et Jean ?
- Oui. Mais ceci était un secret… Nous aurions pu régler ce problème sans vous inquiéter…
- … si seulement, coupa Amélie, vous étiez restés à l’écart comme on vous le demandais, au lieu d’être si insouciants !
- En effet. Conclut Emma.
- Mais, reprit Amélie. Vous êtes plus courageux qu’on ne le pensait. Peut-être est-ce un problème. » Elle sourit en prononçant ces derniers mots. Diane et Victor se doutaient qu’elle ne considérait pas le courage comme un problème, bien au contraire. Tine s’avança.
« - Je crois que vous vous êtes rencontrés… » dit Emma joyeusement. La jeune femme lança un regard coupable à Emma, qui ne s’en aperçut pas, puis offrit l’un de ses magnifiques sourires aux enfants. Emma reprit :
« - Tine est garde du corps. Elle est très minutieuse et a tendance à anticiper le danger. Tant mieux pour nous, n’est-ce pas ?
- Je ne devrais pas me montrer… expliqua la jeune femme. Mais vous m’avez vue sous l’eau, n’est-ce pas ? Ajouta-t-elle en insistant sur le « sous l’eau » et en fronçant les sourcils pour faire comprendre aux enfants qu’elle préférait qu’ils n’avouent pas l’avoir vue ailleurs aussi. Et, chère Diane, voici… Quelque chose que j’ai récupéré et réparé pour toi... »
Diane sauta de joie en se jetant sur Tine pour l’embrasser ! Elle lui tendait son collier ! Son collier de cuir blanc avec les 25 pierres, toujours aussi scintillantes ! Diane en pleurait de joie tandis que Tine, sous le regard ému d’Emma et d’Amélie, le lui mettait au cou.
Tim essayait de tout comprendre :
« - Alors, récapitula-t-il, une armée royale secrète s’est vue voler des animaux secrets royaux par un ennemi secret, vous quatre vous étiez protégés par une garde du corps secrète du Roi ou de la Reine… L’armée secrète a combattu ses propres animaux et en a repris le contrôle, et nous sommes, nous, au courant de tous ses secrets qui doivent, je suppose, rester secrets.
- C’est parfaitement résumé. Dit Emma.
- Vous ne devrez rien révéler de tout cela, à quiconque ! Dit froidement le Chef Maître – Graoulli.
- C’est bien compris ? Demanda Emma.
- Promis, Madame ! s’écria Tim tandis que les quatre autres enfants approuvaient de la tête. Mais qui est l’ennemi secret ? »
Le soldat lui répondit :
« - Une secte, mon garçon. Nous les avons arrêté et prépare-toi à voir encore des gardes fouiller les maisons : nous ne laisserons aucun de ces fous en liberté. Si tu vois quoi que ce soit de suspect, préviens-nous.
- Une secte ? Vraiment ? Demanda Victor. Nous en avons vus. Ils disent que c’est la Mort elle-même qui leur a ordonné de détruire Citélia et ils ont un chef... »
Le militaire n’écoutait plus ; il salua et partit rejoindre ses troupes. Le danger semblait désormais écarté.
Amélie se pencha vers Victor : « - Les recherches continuent, Victor. Nous en saurons plus bientôt. » Puis, se tournant vers les cinq enfants :
« - Officiellement, une secte a voulu attaquer Citélia qui symbolise le combat pour l’honneur. Nous ne dirons rien des graoullis élevés par une armée royale, c’est bien compris ? » Ils comprirent. Diane pensa à ce que devaient ressentir ces maître - graoullis perdant leurs chers « petits » pour devoir ensuite les combattre, parfois les tuer… Cette relation si privilégiée et pacifique avec ces animaux qu’ils aimaient risquait de devenir une source de conflit entre un peuple terrorisé et le Château. Si Citélia avait été détruite comme prévu… Qui aurait cru en l’innocence du Roi ? De quoi l’aurait-on accusé ?
« - Nous garderons ce secret, répéta Diane. Mais, Maman, que vont devenir les graoullis, maintenant ?
- Maintenant, ils vont être surveillés jour et nuit et rééduqués doucement jusqu’à ce qu’ils retrouvent leur vraie personnalité. Ce sera long mais c’est important : eux aussi ont été des victimes et on peut les soigner. Ensuite, ils redeviendront les animaux sociaux qu’ils sont normalement, dressés avec des jeux et de la nourriture. Mais il sera bon de les emmener vers l’océan... »
Tine et Amélie saluèrent et repartirent. Emma se tourna vers Tim : « - Et si on allait voir dans quel état se trouve ta maison, Tim ?
- Il a sauvé des enfants et nous a aidés ! s’empressa d’expliquer Diane.
- Vraiment ?
- Mais oui !
- Oh, intervint Tim, mais vous nous avez aidé à protéger l’auberge… Et puis, nous avons sauvé ces enfants ensemble ! »
Ils racontèrent avec animation leurs aventures à Emma tout en grimpant par-dessus la fortification effondrée et en retournant vers les rues qu’ils avaient traversées.
Les enfants qu’ils avaient sauvé des graoullis étaient ressortis de leur cachette et l’un d’eux se blottissait dans les bras de son grand frère qui venait de le retrouver. Diane tira sur le bras de sa mère :
« - Tu sais, lui chuchota-t-elle, ce Tim a été très courageux ! Et tu ne le trouves pas merveilleux ?
- Oh mais oui, minauda sa mère pour l’imiter, et il est tellement beaaaau !!!
- Oh, Maman ! » Elles rirent. Les garçons se retournèrent sans comprendre et continuèrent à marcher devant.
« - Alors, demanda Tim à Victor, Diane est ta sœur, c’est ça ?
- Oui, elle a cette chance ! » Adam éclata de rire.
« - Ah, rire fait du bien. Mais regardez tout ça ! » lança Lucas en montrant d’un geste du bras les maisons fracassées dont les murs étaient en partie effondrés. Un soldat sembla l’avoir entendu parce qu’il cria :
« - Les maisons seront reconstruites ! A-t-on des blessés ? Répondez ! A-t-on des blessés ? » On ne pouvait plus faire circuler de charrette dans les rues, aussi les blessés étaient- ils emmenés à cheval jusqu’à l’hôpital.
« - Tim ! Hurla une grosse voix. Tim ! Tu es vivant, sacrebleu, j’t’ai cru tué ! Où t’étais donc, garnement ! » Sans que personne n’ait le temps de réagir, un géant de presque deux mètres s’abattit sur le garçon, le souleva et le serra dans ses bras de telle sorte qu’on ne voyait presque plus Tim. Il le garda dans les bras pour lui emmêler les cheveux : « - Nan mais t’es pas fou de disparaître ainsi ! Et si t’étais mort, hein ? Elle aurait dit quoi, la mère ! Elle aurait dit quoi !! Tu crois qu’on aurait pu la consoler ? Parbleu c’est sûr que non !
- La mère ?
- Ouais ! Tu t’rends pas compte, morveux ! Ne nous refais jamais ça, compris ?
- Alors je vous aurais manqué, hein ?
- Oh, sale gosse !! » Et le géant lui emmêla encore les cheveux, puis lui tapa les joues avant de le serrer à nouveau dans ses bras. Il sembla alors s’apercevoir de la présence d’Emma, qui le regardait en souriant. Elle en profita :
« - Monsieur, votre fils s’est montré héroïque. Il s’est porté au secours d’enfants plus petits et a affronté…
- … Quoi ? s’exclama l’homme qui ne reposait toujours pas Tim. Il a fait ça ? Ah, ça ne m’étonne pas !
- ...En fait, intervint Tim timidement, je ne suis pas son fils…
- Hé, qu’est-ce que racontes, Morbleu ! Bien sûr que t’es mon fils ! Comme mon fils, quoi ! C’est tout comme ! Pas b’soin d’un dessin, si ? Allez, file à l’auberge ! La mère doit mourir de chagrin à cause de toi ! » Il posa enfin le garçon qui le regardait comme s’il le voyait pour la première fois.
« - ... ton fils... » Le regard admiratif de Tim gênait le géant qui se tourna vers Emma pour l’ignorer :
« - Et, M’dame, ça va ?
- Oui, nous allons bien, merci.
- Ben vous l’avez échappé belle, Morbleu ! Avec ces monstres ! Pourquoi z’êtes pas chez vous ? Votre maison a été saccagée, c’est ça !
- Oh non. Nous n’habitons pas ici… Nous venions faire des achats, à l’origine…
- Ah, ah, ah !!! Ben v’là ! Z’en faîtes pas, c’te ville est belle et accueillante, d’habitude ! »
Ils rirent tous de bon cœur. Tim courait vers son auberge en faisant signe aux enfants. Diane soupira. Elle aurait aimé mieux le connaître : il était si intéressant !
Chapitre 10, Noël
« - C’est moi qui vous remercie. J’avais promis aux enfants une journée à Citélia et vous louer une chambre pour cette nuit nous permettra de profiter des lumières de la ville ce soir et aussi demain ! »
Victor se moqua de sa sœur :
« - Hé bien, Diane, tu obtiens toujours ce que tu veux ! Tu vas voir Tim plus longtemps !
- Oh, moque-toi ! Vous aussi vous l’aimez bien !
- Mouais, mais pas pareil, quand même... » répondit Victor avec une grimace.
Diane haussa les épaules et descendit les escaliers fâchée. Ne regardant pas devant elle, elle trébucha, ses pieds glissèrent sur plusieurs marches avant qu’elle ne s’accroche à la rampe mais tomba tête la première dans la salle de l’auberge. Là, on la rattrapa de justesse.
« - Hé, là ! Il faut regarder où tu mets les pieds ! s’exclama Lucas qui venait de la rattraper. Il y a un trou dans une marche : tu ne l’avais pas vue ?
- Non, mais merci ! » répondit Diane vexée. Elle regarda autour d’elle : Tim n’avait rien vu de cette scène humiliante. Ouf.
La salle avait été remise en ordre en moins d’une heure car tout le monde, aubergistes, employés et clients, avaient participé aux réparations. Des bougies éclairaient des guirlandes dorées, rouges et vertes, des bouquets de fleurs en tissu accrochées à des branches de sapin ornaient chaque table et un parfum de vin chaud embaumait les lieux. Par les fenêtres, on voyait des employés de la cité allumer les lampadaires pendant que d’autres poussaient des brouettes emplies de gravas. Une chorale passait lentement dans la rue en partageant des chants emplis de louanges et d’espérance. Diane ne put rester boudeuse plus longtemps : la scène était trop belle. La tenancière des lieux sortit de la cuisine avec un plateau chargé de coupes de gâteaux et interpella un homme qui était assis à une table, penché sur un parchemin. Il leva la tête : c’était Léonard, occupé à rédiger ses derniers conseils pour utiliser une partie des galeries creusées par cette secte de la mort, galeries qui pourraient servir de réserves, tandis que les autres devaient être bouchées pour éviter de futurs éboulements de terrain. Il n’avait pas écouté l’hôtelière.
« - Monsieur, répéta-t-elle. On m’a demandé de veiller à ce que vous mangiez quelque chose alors je vous apporte un pichet de vin à la cannelle et des petits fours salés avec des gâteaux ! » Il n’eut pas le temps de répondre : la porte d’entrée s’ouvrit et il resta sans voix devant la visiteuse qui entrait d’un pas décidé. Elle se planta devant lui :
« - Alors, lui lança-t-elle d’un ton léger, que fais-tu là à gribouiller ? Emma m’avait promis que tu me ferais visiter Citélia ! »
Léonard bafouilla : la jeune femme était métamorphosée par sa tenue ! Dans une robe de velours rouge bordé d’une douce fourrure blanche, portant un collier argenté rendu brillant par une cascade de pierres rouges, Cloé, avec ses bottes de cuir gravées, souriait, consciente d’être sublime. Léonard s’inclina et se hâta de rouler ses parchemins.
« - Je suis à vous tout de suite, ma chère ! » Lança-t-il pour toute excuse. Emma ne l’avait pas prévenu de sa mission de guide !
« - Allons, Madame, asseyez-vous un instant. Je vous apporte une autre tasse, Monsieur. » L’hôtelière servit à Cloé ce qu’elle avait préparé pour Léonard et retourna en courant dans sa cuisine.
Diane souriait. Elle avait la sensation d’être invisible depuis que Cloé était entrée… Du moins jusqu’à ce que Victor lui tape sur l’épaule.
« - Alors, petite sœur, on y va ?
- Et où donc, petit frère ?
- Sur le lac de Citélia ! Répondit Lucas qui, sous son manteau, était vêtu comme pour aller à un bal.
- Le lac des graoullis ? Demanda Diane.
- Pas du tout ! Répondit Adam qui les rejoignait, suivi d’Emma. Il y a un lac plus petit d’où l’on voit la cathédrale et les remparts de la ville : tout le monde y va pour la nuit de Noël !
- La nuit de… Oh, mais oui ! s’écria Diane. J’y pense depuis plus de quatre semaines et je n’avais même pas remarqué que nous étions le 24 décembre !
- Ah, ça ! s’exclama Victor. Nos aventures nous ont fait perdre la notion du temps !
- Mais nous avons fait de belles rencontres, non ? » Demanda Emma qui les avait rejoints.
Elle regarda Léonard discuter avec Cloé.
« - Est-ce qu’ils viennent avec nous ? Demanda Adam.
- Je ne crois pas : laissons-les vivre leur soirée à leur rythme. Nous, les enfants, nous retrouvons François à la cathédrale ! Il a bien assez travaillé et nous rejoint là-bas. Ensuite… promenade sous les étoiles suivie d’un tour en barque sur le lac ! »
Devant la porte, Tim les attendait. Il avait mis des bottes presque neuves et bien cirées, et passé une écharpe en laine qui semblait douce et très chaude.
« - Mes par… patrons me l’ont offerte, clama-t-il fièrement.
- Elle te va bien. » Convint Emma qui remit droit le collier de Diane avant de prendre la route de la cathédrale. Quelques personnes étaient encore occupées à placer des murs de bois pour finir de combler les trous faits dans leurs murs mais la plupart des habitants de Citélia avaient déjà revêtu des vêtements de fête et enjambaient les gravats encombrant encore les rues, à moins qu’ils n’y placent des bougies et des décorations.
Les rues montaient et des seaux de sable et de sel avaient été placés aux carrefours pour que chacun puisse en verser sur les pavés trop glissants. Des chorales chantaient Noël tout en aidant des familles à balayer leurs logements, des enfants couraient en imitant les graoullis et les soldats qui les chassaient, des commis de cuisine du Château frappaient aux portes des habitants trop âgés ou malades pour se déplacer afin de leur offrir un panier empli de victuailles…
« - Par ici ! Lança Emma. Vos pères nous ont obtenu une autorisation spéciale ! » Elle emmena les cinq enfants vers la tour d’une porte placée à l’intérieur de la cité et qui appartenait à une muraille intérieure de la ville. « - Montons ! »
Les escaliers en colimaçon furent rapidement gravis car tous avaient hâte d’arriver au plus haut niveau de la construction.
« - Regardez ! »
Ils dominaient la ville-basse qu’ils pouvaient ainsi contempler à loisir. Les lumières de la ville brillaient mais en levant les yeux ils pouvaient voir scintiller les étoiles sans être gênés par les lampadaires qui éclairaient en dessous.
« - Oh !! s’exclama Tim. C’est sublime, d’ici ! Oh, c’est vraiment très beau ! »
Les yeux rivés sur le ciel, il pensa à ses patrons devenus des parents, à ces incroyables amis qui se nommaient aux-mêmes les chevaliers fous, aux enfants qu’il avait sauvé… Il s’arracha à la beauté des étoiles pour chercher Diane des yeux. Elle était absorbée par les étoiles, comme si elle les comptait. « - Je vais apprendre les noms des constellations, pensa Tim. Et les lui montrer. »
Emma les fit longer un bout du chemin de garde puis redescendre dans la ville-haute. On entendait déjà les orgues jouer Noël pour inviter chacun à entrer dans la cathédrale. Ils trouvèrent François devant les portes , heureux de les retrouver. Il expliqua aux enfants que Pierre était retenu, ainsi que Jean, mais qu’il avait pu se sauver pour passer la soirée avec eux.
Victor lui demanda soudain :
« - Tu te souviens de ce qu’on avait dit ? Qu’il y avait des monstres avec des tentacules ? En fait, on voyait des formes de membres se détacher de certaines silhouettes…
- Et qu’en déduis-tu ?
- Il ne s’agissait pas des graoullis, n’est-ce pas ?
- Non, Victor, en effet. Vous avez vu des maître - graoulli qui venaient les rechercher.
- Est-ce qu’ils on pu être tous récupérés ? Demanda Tim.
- Malheureusement non, répondit François. Certains se sont tant défendus qu’il a fallu se défendre pour qu’ils ne tuent pas à nouveau… Nous avons donc perdu plusieurs graoullis. Mais beaucoup sont à bon port et c’est le plus important. Il n’y a plus de danger. On les avait fait régresser à un stade de pré-sociabilité en affectant leur système nerveux mais cela semble remédiable. Ils seront emmenés au loin et on parle de les confier à un peuple des Pays du Nord qui a l’habitude des « monstres ».
- Et est-ce qu’on a retrouvé tous ceux qui ont manigancé tout ça ? Demanda Lucas. François le regarda d’un air grave.
- Nous avons déjoué un complot contre le Roi. La royauté a toujours des ennemis et le peuple peut toujours être manipulé pour se retourner contre elle, même lorsqu’elle est bonne. Leur plan était de détruire un symbole du royaume avec ses propres armes, de détruire la réputation de Citélia et du Roi, de créer la peur. Les graoullis étaient une force et on en a fait une faiblesse… Personne ne pouvait prévoir un tel plan ! Des patrouilles sont en train de fouiller chaque maison de la ville et de la région, avec pour consigne de ne pas créer de désordre. Le peuple est plutôt coopératif d’ailleurs. On a déjà retrouvé plusieurs renégats; ils possèdent presque tous des drogues. Leurs témoignages sont cependant irréalistes : ils prétendent que la mort elle-même leur a transmis leurs consignes. Mais ils décrivent un être différent à chaque fois. Le seul point commun de tous ces témoignages est qu’ils le prennent pour la Mort et qu’elle serait sans pitié. Mais vu les substances qu’ils fument ou avalent…
- Mouais, ils sont fous quoi ! Résuma Victor.
- On dirait bien... »
Plusieurs heures plus tard, ils étaient tous les sept installés sur une barque, au milieu d’un petit lac d’où l’on voyait Citélia illuminée, dominée par sa cathédrale et entourée de remparts abîmés mais recouverts de flambeaux. François avait posé les rames et s’était installé à côté d’Emma. Au milieu de la barque, Victor, placé entre Lucas et Adam, se demandait ce que faisait Léonard. Ce dernier avait promis à Tim de regarder ses plans, très intéressé par ses projets. Les garçons s’installèrent à demi couchés pour mieux voir le ciel étoilé. Tim était à côté de Lucas mais ne s’allongeait pas pour tourner son visage vers les étoiles. Au bout de la barque, Diane s’était installée comme une princesse sur un fauteuil, entourée de couvertures. Elle regardait Citélia illuminée. « - Tes ennemis avaient prévu de te détruire à Noël avec tes propres armes, murmura-t-elle. Mais tu es la cité du combat et de l’honneur, Citélia. Je suis sûre que tu ne te serais pas retournée contre tes fondateurs. Mais tes secrets seront bien gardés, et ton peuple aussi. » Elle regarda son père : elle en était sûre, il avait joué un rôle important dans l’enquête et les arrestations. François et Emma s’embrassèrent. Diane sourit.
Puis un coup de canon retentit. « C’est le moment ! » s’exclama Emma. Chacun attrapa une lanterne de papier, on y alluma les bougies, et chacun lâcha vers le ciel sa lanterne, tantôt argentée, tantôt bleue, tantôt blanche. Elles s’élevèrent lentement pour partager l’espace avec les astres.
Alors les cloches de toutes les églises de Citélia sonnèrent : il était minuit. D’immenses flèches lumineuses s’envolèrent du Château, pour, très haut, s’ouvrir telles de gigantesques et éblouissantes fleurs de feu. « Oh !! » s’écrièrent les enfants.
Mais une clameur d’admiration résonna aussi sur tout le lac, sur l’eau et sur les chemins du rivage où se regroupaient des familles venues profiter du spectacle.
Les regards de Diane et de Tim se croisèrent. Ils restèrent ainsi à se regarder un instant, comme incapables de faire autrement, jusqu’à ce que soudain une forme sombre émerge en plein centre du lac. Emma ne bougea pas et retint François qui commençait déjà à dégainer son épée. Les enfant sursautèrent, se précipitant tous au bout de la barque pour comprendre de quoi il s’agissait. Tim plaça son bras devant Diane, qui trouva le geste adorable plutôt que de craindre l’objet noir qui s’élevait sur le lac.
« - Ce n’est pas un monstre… commenta Lucas qui se penchait en avant pour mieux distinguer la silhouette obscure et pointue qui grandissait encore.
- Elle ne bouge plus… dit Victor. »
Tout à coup, « Pchhhhh », un sifflement insolite se fit entendre, en grande partie couvert par les explosions des feux d’artifice lancés du Château. Puis une flamme courut le long du monstre noir dressé sur le lac, allumant des sphères sur son passage, jusqu’à son sommet. Là, enfin, tous reconnurent l’étrange objet : un sapin gigantesque venait de sortir de l’eau puis de s’illuminer, une guirlande de feu allumant une à une des boules de Noël pailletées contenant une flamme, jusqu’à faire briller une étoile à sa pointe. De l’étoile partirent des feux d’artifice survolant le lac pour retomber sur ses rives en une pluie d’étincelles multicolores mais inoffensives.
Des applaudissements s’élevèrent de tout le lac. Les enfants n’en croyaient pas leurs yeux. François se tourna vers Emma : « -Tu étais au courant ?
- Ce n’est pas un cadeau du Château, ça, répondit-elle en riant.
- Mais de qui, alors ? »
Dans l’obscurité, autour de leur barque, des sphères de verre sortirent de l’eau. On ne pouvait les distinguer qu’à partir de la barque et grâce aux lumières du sapin de lumière.
« - Regardez ! Il y a des paquets dans des boules et nos noms sont dessus ! » s’exclama Diane.
Les enfants se penchèrent pour attraper les étonnantes sphères – cadeaux.
Adam se tourna vers Emma et François :
« - Est-ce que c’est de votre part ?
- Pas du tout ! Répondit François, effaré.
- Nos cadeaux sont à la maison ! Nous pensions fêter Noël là-bas ce soir ! » ajouta Emma.
« - Mais j’ai ceci à t’offrir. » dit Emma en tendant à François un joli paquet enveloppé dans une soie ivoire. Il sortit lui aussi un paquet de dessous son manteau. Pendant qu’ils ouvraient leurs cadeaux, les enfants n’étaient préoccupés que des leurs.
Les sphères s’ouvraient par un loquet léger. Lucas écarta les tissus entourant… Pour découvrir une boussole étanche au centre de laquelle était peinte des chevaux au galop, en parfaite harmonie avec la rose des vents qui semblait en émerger. Adam trouva un couteau pliable duquel on pouvait déplier plusieurs objets, dont une fourchette, une cuillère, un petit sécateur… Victor reçut une raquette de jeu de paume, avec des fils de rechange et une notice de fabrication des raquettes. Tim avait lui aussi reçu une boule-cadeau : il découvrit un écritoire, avec de nombreuses feuilles et toutes sortes de crayons et de gommes. Diane contempla son cadeau avec une joie extatique : il s’agissait d’un livre très ancien présentant, avec force détails et illustrations, l’histoire de la découverte des astres et les différentes constellations.
Adam et Diane se regardèrent, puis s’écrièrent d’une seule voix : « - Tine !! » Lucas et Victor les regardèrent, surpris. « - C’est le cadeau promis par Tine, c’est évident ! s’exclama Diane. Et je suis sûre qu’elle a aussi préparé quelque chose pour Noé, et les autres ! »
Ils étaient tous surexcités par cette surprise de leur curieuse gardienne ! Diane trouva le choix du livre original : elle aimait certes les étoiles, mais n’avait pas encore pensé à les étudier aussi précisément !
« - Un livre sur les astres et les constellations, ce sera intéressant, claironna-t-elle.
- Vraiment ? s’exclama Tim. Tu as reçu…
- Oui, est-ce que tu veux le lire avec moi ?
- Bien sûr ! »
Tim bondit près de Diane et, tous deux enchantés, ils ouvrirent l’ouvrage sous les lumières des lanternes, du sapin et des feux d’artifice qui explosaient dans un somptueux bouquet final doré et rouge.
Adam chercha Tine des yeux. « - Elle est sans doute déjà repartie. » lui dit Emma. Il se tourna vers elle, les yeux scintillants :
« - Finalement, les monstres existent… et les fées aussi. »
Fin