L'Arbramage
Le conte de Noël 2021 !
Celui de l'an dernier, révélé jour après jour jusqu'à Noël, était aussi long qu'un roman !
Cette année j'ai voulu faire plus court, et voilà L'Arbramage pour vous tenir compagnie ! Enfin... En attendant de découvrir ce qu'est l'Arbramage, vous marcherez en compagnie de drôles de personnages !
Belle lecture !
L’Arbramage
Conte de Noël 2021
Dédicace
À mes enfants
et à tous les enfants:
puissent-ils ne jamais craindre
les monstres et les fantômes
qui se cachent dans ce monde.
MD
Remerciements
Merci à ceux qui me partagent leurs avis sur mes histoires et m’évitent ainsi de céder à la lassitude dans un monde où nous ne sommes que quelques uns à aimer et promouvoir l’écriture.
Merci aux écrivains et illustrateurs avec lesquels le partage d’expériences est une joie et une richesse.
L'Arbramage
Chapitre 1, La légende du Spectre Sans Mort
Il était une fois un domaine gigantesque, fait de terres immenses s’étirant sur des mers froides et d’îles innombrables. Personne n’en avait fait le tour complet, aussi n’existe-t-il que des cartes approximatives de ces lieux. Les croyances, us et coutumes étaient variées et nul ne sait d’où viennent ses peuples mais, comme mus par une même intuition ou un désir commun, ils construisirent une histoire nationale, propageant d’une ville à l’autre des légendes qui s’adaptaient les unes aux autres par maints enrichissements mutuels. Tous vivaient en contact avec la nature, lui parlant, l’observant et lui demandant conseil. Et, s’instruisant les uns les autres, ils bâtirent des cités merveilleuses, recouvrant parfois toute une montagne, équipées de machineries si complexes qu’il est impossible d’en tracer le plan complet. Ainsi, ces nations exploraient peu le monde, travaillant à développer leur propre science et restant satisfaites d’elles-mêmes. Mais ce manque de curiosité poussa certains inventeurs à pousser toujours plus loin leur ambition de pouvoir et de richesse, même aux dépens de leurs semblables. On fendit la terre trop profondément, on poussa les expériences trop loin, on détrôna ceux qui prenaient conscience des excès et un jour les Pays du Nord (car il s’agit d’eux) se trouvèrent sous le joug de chercheurs devenus des mages, mais des mages maléfiques.
La population qui s’était habituée au confort fourni par ces mages tarda à réagir et n’eut bientôt que le choix de collaborer avec eux ou de mourir. Les nations se divisèrent alors, chaque cité, chaque famille se divisa, entre ceux qui cédaient à la peur et ceux qui rappelaient aux autres les croyances ancestrales qui avaient fondé leurs pays. Mais une famille, une seule, resta unie. Elle décida d’émigrer et parvint à quitter les Pays du Nord.
Tandis que de nombreux habitants furent assassinés ou transformés en bêtes de somme ou en arbres fruitiers par les Mages Maléfiques, ces derniers, qui avaient vécu trop longtemps et trop près de la Magie et surtout du pouvoir qu’ils en espéraient, subirent à leur tour un maléfice qui les transforma en animaux monstrueux condamnés à s’entre-déchirer. Mais ils libérèrent, avant de disparaître, une force capable de prendre toutes les formes, modifiant la lumière pour se montrer et capable de se matérialiser par une manipulation des particules de lumière et des poussières. Elle ne s’exprimait que par des gestes violents ou des maléfices, tuant lorsqu’elle le pouvait ou, si leurs cœurs étaient encore trop emplis d’amour, transformant les humains en animaux et les animaux en plantes. Cette force ne pourrait être vaincue que par l’une de ses victimes revenant à la vie, ce qui bien sûr ne s’était jamais produit. C’est pourquoi on l’appelait le Spectre Sans Mort.
Chapitre 2, Sortie dangereuse
Très loin de là et plusieurs siècles plus tard, dans le Royaume de Roquebrume…
Le nuage sombre s’étirait et se mit à ressembler à une baleine… Non, cela ne ressemblait plus à un Spectre Sans Mort ! Yohann haussa les épaules : quelle bêtise ! Il ne croyait pas à ces histoires ! Ses parents avait beau le menacer, il ne croyait plus que le Spectre Sans Mort allait venir le chercher : c’était décidé, il ne se laisserait plus impressionner !
« Mordieu ! Qu’est-ce que tu fiches encore ! hurla son père. Tire-donc le filet, mais tire-le donc, Sacrebleu !! T’es toujours aussi débile ! »
Le garçon sentit un courant électrique à la fois glacé et brûlant courir le long de son dos. Vite, obéir. Il avait encore le corps couvert de bleus et craignait que l’un d’entre eux ne se mette à saigner s’il prenait encore la moindre gifle. Il tira les cordes du filet de toutes ses forces. Mais comme il aurait voulu jeter tout ça loin de lui ! Alors, tout en cramponnant de ses doigts déjà cagneux les flotteurs puis les mailles, il s’imagina sortant son couteau pour détacher du bateau ce piège à poissons trop lourd pour lui. Il aurait pu s’habituer à l’odeur, à la fatigue, à la pluie ou à la canicule, mais pas aux coups. Il n’avait jamais réussi à s’habituer aux coups.
Ils lui tombaient dessus sans prévenir, comme un oiseau de proie qui l’aurait guetté pour ce moment. Yohann avait bien tenté d’aider sa famille de son mieux, dormant peu, rampant presque sous les ordres, parlant de sa voix douce pour apaiser sa mère, ses sœurs, ses frères… Pas son père. Avec lui il n’avait pas longtemps essayé de proposer un langage plus gentil. Mais ses efforts n’ont jamais été récompensés : il n’était pas né pour ça. Il devait travailler et était décevant, devait nourrir sa famille et n’était pas assez rentable… Pourtant, il participait de plus en plus aux revenus de la famille. Un jour il s’était mis à compter et comparer ce qu’il coûtait et ce qu’il rapportait. Et il avait beau refaire ses calculs, l’évidence était là : il donnait bien plus qu’il ne recevait, et sur tous les plans. Que deviendraient-ils sans lui ?
Yohann ne sortit pas son couteau mais remonta la totalité du filet sur le bateau. Son père criait toujours. Le garçon le regarda : les monstres des histoires existent réellement. Mais ils ont un visage humain. Et dans les contes, les gentils s’échappent ou tuent le monstre. Lui devait renoncer à cet esclavage inutile et se sauver. Ça y est, il venait de le décider : il partira !
Aussitôt son cœur bondit, comme pour le féliciter, et Yohann sourit.
« Qu’est-ce que t’as à ricaner, toi ! T’as fait quoi ?
- Rien, Père…
- Alors tu préparais un sale coup, hein ? Attrape-moi ça et achève les poissons ! »
Yohann attrapa de justesse la massue jetée vers lui avant qu’elle ne heurte sa tête. Son père gloussait d’un rire mauvais. Assommer les poissons. Les achever. Il eut la sensation de se frapper lui-même à chaque fois que l’un de ces animaux s’immobilisait. Il ne frappa que les plus gros, les plus visibles. Les autres, il les laissa s’asphyxier lentement. Il aurait préféré les rejeter à l’eau et se jura qu’il ne pêcherait plus jamais.
Le bateau devait rentrer et il alla aider son père à diriger les voiles. Le vent soufflait de plus en plus fort et la pluie menaçait de se transformer bientôt en neige : quoi qu’il en soit elle durerait sans doute toute la journée et toute la nuit.
Une fois les poissons placés dans les bacs en pierre, froids, qui les conserveraient jusqu’au marché, Yohann disparut. Ses parents n’ayant pas le temps de le chercher, ils poursuivirent leurs travaux en grommelant qu’il regretterait d’avoir filé si tôt. Mais Yohann, les mains dans ses poches trouées, s’éloignait de chez lui en suivant la lisière de la forêt qui longeait la plage. Les vagues étaient fortes, impétueuses, se déversaient en rouleaux furieux pour repartir avant de revenir plus fortes encore. Il les observait tout en restant à l’abri des regards, sous les arbres. Le ciel était toujours aussi gris. Yohann s’aperçut enfin qu’il aurait mieux fait de prendre avec lui une couverture et des provisions ! Mais il n’était pas question de faire demi-tour : il avait pris sa décision. Il quittait sa famille.
Le sable blanc semblait foncé sous les nuages qui commençaient à se déverser. Il aperçut alors une forme, inconnue, flottant à la surface. Puis, plus rien, elle avait disparu. Non, la revoilà qui surgit à nouveau, flottant sur les vagues qui la poussaient vers la plage. L’écume la rendit à nouveau invisible puis elle réapparut, glissant vers la mer lorsque l’eau se retirait, pour reprendre ensuite sa route vers la plage. Il était évident que cet objet se mouvait. Il ressemblait à un disque très épais, à un rocher peut-être… Mais les rochers ne flottent pas. Curieux, et libre de profiter de sa nouvelle vie à sa convenance, Yohann jeta un regard inquiet vers la ville : elle était déjà loin, bien trop pour qu’il puisse encore la voir. Rassuré, il s’avança vers ce qui semblait entreprendre une étrange marche vers le haut de la plage. Il sourit alors : il avait reconnu ce drôle d’animal : une tortue ! Voilà qui n’était pas commun dans le coin ! Il n’avait encore vu ce reptile que dans les livres jusque là, du moins dans le seul livre qu’il ait jamais pu feuilleter, un dictionnaire dont il comprenait à peine les images. Il savait compter ou du moins additionner, mais pas lire. L’étrange bête semblait avancer à une vitesse incroyablement lente, mais régulière. Elle était énorme, sa carapace semblait très épaisse et ses écailles colorées de vert, brun et or comptaient sans doute deux cent stries chacune !
Yohann la rejoignit en quelques pas de course. Elle leva la tête vers lui et l’observa, gravement. Puis reprit sa marche imperturbablement. Yohann, étonné et libre de faire ce qu’il voulait, marcha à côté d’elle. Comme il ne semblait pas la déranger, il se mit à lui parler :
« Salut, je m’appelle Yohann. Je n’avais encore jamais rencontré de tortue. Il n’y en a pas, ici. Tu t’es perdue ? »
Elle poursuivait son chemin vers la forêt.
« Tu vas dans la forêt ? Tu as sans doute beaucoup nagé, non ? Pourquoi quitter la mer pour venir ici, et dans cette forêt, en plus ? Elle n’est pas très grande, mais plus loin, en fait, trop loin pour toi, il y en a une très grande, la plus grande du monde ! C’est là que je vais. C’est la forêt de Millégende et je vais y habiter ! Ouais, parce que je sais construire des cabanes, tu sais ? »
L’animal s’arrêta.
« Tu es fatiguée ? »
Elle ne répondit pas mais regarda l’enfant avec attention, ouvrit le bec, qu’elle referma bientôt en balançant la tête d’un air navré.
« Mais tu me comprends, pas vrai ? Je suis sûr que tu comprends tout ce que je dis ! Ça alors ! Dommage que je n’aie personne à qui raconter ça ! Une tortue géante qui vient jusque chez nous et va se promener dans la forêt ! »
Le reptile soupira.
« Ben quoi ? C’est bien ce que tu fais, non ? Est-ce que c’est habituel, pour une tortue ? Moi, je ne sais pas grand-chose, tu sais… Je n’ai jamais été à l’école. Mais ça ne te dérange pas que je reste un peu avec toi ? »
Il crut percevoir à nouveau un soupir mais bien sûr, les tortues ne soupirent pas ! Elle atteignit enfin, après une longue ascension, le bois dans lequel elle entra sans une seconde d’hésitation, sans une pause. Yohann la suivait, émerveillé par cette nouveauté et content de parler, racontant sa vie, son départ, à ce qui serait son animal de compagnie. Un animal de compagnie qui semblait imperturbable. Mais il s’était persuadé qu’elle le comprenait.
La pluie était tombée toute la journée mais, la tortue marchant lentement, Yohann avait eu le temps de se fabriquer en chemin une protection avec des branches et des feuilles entremêlées, avançant ainsi sous un toit végétal, tandis que sa compagne poursuivait ses pérégrinations, insensible au temps et sans faiblir. La nuit le trouva tout de même mouillé et épuisé. Il comprit qu’il ne pourrait pas marcher davantage et, transi de froid, s’éloigna de la tortue qui avançait toujours et s’appuya contre le tronc d’un sapin dont les basses branches étaient cassées. Le reptile se tourna alors vers lui, semblant hésiter. Il se tourna lentement vers le garçon et le fixa de son regard sombre. Yohann ne parlait plus. Il se contentait de grelotter, comme un enfant qui s’aperçoit qu’il a pris trop de risques et cesse de fanfaronner.
Alors la tortue ouvrit à nouveau le bec. Mais cette fois il en sortit un son, nasillard mais fort : « Fais donc un feu ! »
Le garçon sursauta. Il observait l’animal qui le regardait toujours, semblant attendre qu’il sorte de sa torpeur. La tortue saisit un branchage avec son bec et le posa près de lui, sous de hautes branches du sapin, là où la pluie avait peu mouillé le sol. Puis elle le regarda à nouveau. Bien sûr ! Du feu ! Il fait si froid et la nuit est tombée, il a besoin d’un feu !
« Merci, mon amie ! s’écria-t-il. Je vais nous faire du feu ! » Il chercha un moment dans l’obscurité, glanant ça et là de petites branches, se décida à casser les branches basses autour de lui, et commença à frotter deux morceaux assez secs pour produire une première flamme. La tortue qui s’était approchée souffla sur les premières braises. Yohann ajouta petit à petit les morceaux de bois, lentement pour que leur humidité s’évapore et n’éteigne pas son feu. Ce dernier se mit à grandir, crépiter, et il fut enfin suffisant pour étendre sa chaleur jusqu’aux mains, aux pieds, puis à tout le corps du garçon. Il tremblait encore, mais se réjouissait de la lumière et de la chaleur, si maigre pourtant au milieu d’un paysage froid et humide. La tortue l’observait toujours.
« Ôte ton tricot, maintenant, qu’il sèche, l’entendit-il dire.
- Oui, tu as raison. Oh, il colle. Non… Ça y est, j’arrive… à … l’enlever… Ah ! C’est fait !
- Accroche-le là-haut !
- Ah oui, cette branche ! Bonne idée, il séchera vite ! »
Il se rassit aussi près du feu que possible et se dit qu’il avait là un drôle de compagnon de voyage.
« Merci. Je n’arrivais plus à réfléchir ! Ah, ah, ah ! Et toi, tu es une tortue qui parles !»
La tortue ne manifestait aucune émotion (le visage des tortues ne le permet pas!) mais lui répondit d’une voix caverneuse et grave :
« En effet. Je ne pouvais pas te laisser mourir de froid. Maintenant, autant que je te raconte à mon tour qui je suis. Tu ne dois pas t’endormir avant d’être sec et au chaud. Mais demain, il te faudra trouver un manteau digne de ce nom et des vivres. Tu n’es pas un reptile, toi ! »
Yohann approuva d’un signe de tête. Puis il demanda :
«As-tu un nom ?
- J’ai entendu des gens m’appeler Lentiponer. Pourquoi pas, c’est un nom adapté à une tortue, non ?
- Ah ah, oui, bien sûr ! Dis-moi, Lenti, qu’est-ce qui t’a fait venir ici ?
- Je cherche quelqu’un.
- Oui ? Et… ?
- Ce quelqu’un cherche quelque chose que je veux trouver aussi. Alors je vais le suivre, ou suivre sa piste.
- Ben dis donc, tu t’encombres pas des détails, toi, quand tu racontes.
- J’ai entendu parler de lui, reprit lentement Lenti, dans plusieurs régions où il était passé : lui a soif de richesses, mais moi c’est autre chose. Mais il est peut-être capable de trouver ce que je cherche depuis deux cent ans…
- Tu as dit deux cent ans ?!
- Oui. Mais on s’habitue à prendre le temps, quand on est une tortue…
- Ah ? Oui… Que cherches-tu ?
- Je dois trouver l’Arbramage.
- L’arbre à quoi ?
- L’Arbramage. C’est le nom d’un arbre magique. Il devrait se trouver dans Millégende, selon ce que j’ai entendu.
- Alors tu erres depuis deux cent ans à la recherche de l’Arbra...mage ?
- Oui.
- Mais pourquoi ?
- Parce que ce n’est pas un arbre ordinaire. »
La tortue baissa la tête. Elle semblait pleurer. Mais Yohann, qui ne sentait plus le froid, insista :
« Raconte-moi.
- Il y a longtemps, mon village a été attaqué et nous avons tous fui. Parmi mes voisins, certains ont été rejetés par leur propre famille. Moi et les miens avons fui avec eux… Je m’appelais Theobald. J’étais un fermier et aussi maréchal-ferrant. Ma femme a été tuée peu après notre fuite, mais notre fille ainsi que mes parents, beaux-parents et des voisins ont pu quitter notre pays. Je suis resté en arrière pour les protéger, lorsque le Spectre Sans Mort m’a trouvé : il m’a foudroyé et je me suis vu mourir, mais j’ai échappé à la mort grâce à des sorts que j’avais appris de bons mages, dont ma femme faisait partie. Cependant il s’en est aperçu et a pu me transformer en tortue. Le Spectre Sans Mort est vite retourné à la poursuite des miens : il a mis longtemps à les retrouver mais il a réussi. Il leur a lancé un maléfice, comme il le fait souvent, mais il n’avait presque pas de pouvoir sur eux et n’a pas pu en faire ce qu’il souhaitait. Ma famille avait bien trop d’amour dans le cœur, et cela, c’est la meilleure protection contre les maléfices. Le Grand Mage des Pays du Nord me l’a appris, entre autres choses, lorsque je l’ai rencontré il y a environ cent cinquante ans. Le sort du Spectre Sans Mort les a projetés loin de lui, sans qu’il sache où, et les a transformés en un arbre magique. L’Arbramage. Il y a peu de temps, je n’étais pas étonné d’apprendre qu’il se trouvait dans Millégende.
- Et tu veux les retrouver, retrouver ta famille ?
- Oui. Je veux les libérer et retrouver ma fille.
- Elle a plus de deux cents ans !
- En effet ! Nous sommes une très vieille famille !! »
La tortue sembla rire.
« Nous allons donc au même endroit, ajouta Yohann.
- Cela ne me gêne pas que l’on marche ensemble. Mais restons cachés et ne dis à personne que je parle. Cela me vaudrait sûrement des ennuis.
- Je comprends. Personne ne trouvera ça normal… Nous serons donc compagnons de voyage ! »
Le garçon était heureux : il ne serait donc pas seul, et sa tortue était en réalité un personnage fascinant, très ancien et sans doute très savant. Lenti lui apprendrait beaucoup de choses, c’est sûr !
Son lainage sec, il le remit et s’endormit rapidement. Lenti regardait la cime des arbres : ce sapin les protégeait parfaitement de la neige qui tombait désormais. Et le feu ne faisait courir aucun danger aux branches qui retenaient la neige et son humidité.
Enfouis dans le petit bois qui partait de la mer en furie, Yohann et Lenti s’endormirent sous un sapin illuminé.
Chapitre 3, Le chasseur
Yohann sentit de faibles rayons de soleil percer à travers les aiguilles du sapin. Il s’étira, étonné de ne pas avoir dormi plus mal sur ce tapis d’aiguilles que dans le lit de paille qu’il partageait avec ses frères chez ses parents. Lenti semblait l’attendre, grignotant quelques racines. La tortue le regarda et le garçon quitta son abri de verdure. Ah, il sentait mieux les rayons du soleil, à présent ! Il s’étira encore et demanda à Lenti quand il serait prêt à reprendre la route. Son compagnon lui répondit en se mettant immédiatement en marche.
« Ah, d’accord, répondit Yohann. Alors on y va ! »
Il aurait bien mangé quelque chose mais ne voyait pas ce qui pourrait être comestible, autour de lui. Peut-être devrait-il se nourrir de racines, lui aussi… Il passa plusieurs heures à suivre Lenti et n’osait pas parler de nourriture : son compagnon avançait si lentement ! Il ne voulait pas ralentir encore sa marche ! Il comptait attendre qu’il s’arrête pour se mettre à la recherche d’une plante mangeable. Lenti semblait imperturbable et muet. Il hochait discrètement la tête à chaque fois que le ventre de Yohann grognait mais ne disait rien.
« Hé bien, tu n’es pas bavard, Lenti !
- J’ai perdu l’habitude de discuter.
- Je vois… Mais… Est-ce que tu entends ?
- Oui. Il y a du monde par là : vas-y et trouve de quoi manger. Ensuite il faudra que tu apprennes à te nourrir avec la forêt. Je te montrerai. Mais pour l’instant, va à la rencontre de ces gens.
- Oh, bonne idée ! Tu m’attends ici ?
- Oui. Et tant que tu y es, vois s’ils n’auraient pas rencontré le voyageur qui cherche un arbre dans une forêt ! »
Yohann rit et courut vers des éclats de voix. Il découvrit un bourg où chacun était occupé par ses tâches. Il croisa deux bûcherons qui le regardèrent sans faire plus attention, puis une femme tissant un panier l’interpella :
« Qui es-tu, petit ?
- Bonjour, Madame. Je ne suis plus si petit. Je voyage.
- Ah, vraiment ? » Elle se mit à sourire et, comme par amusement, poursuivit la conversation :
« - Et où vas-tu, Monsieur qui voyages ?
- Dans la plus grande des forêts, à Millégende.
- Voyez-vous ça !
- Oui, je vais trouver un arbre spécial !
- Oh, un arbre spécial ! »
Alors une autre femme, qui arrivait avec un fagot de pailles, s’invita dans la conversation :
« - Encore un chercheur d’arbres ! Mais serait-ce une nouvelle mode dont nous n’avons pas encore entendu parler ici, Antoinette ? Ah, ah, ah !!!
- Allons, Isabeau, l’important est d’avoir une quête, qu’importe le but ! Ce petit, oh pardon, ce jeune monsieur est presque en pèlerinage ! Car l’arbre est magique, je suppose ? »
Non pas vexé, Yohann était à la fois amusé par les rires des deux femmes qui ne le prenaient pas au sérieux et appréciaient de plaisanter un moment, et intrigué par l’autre « chercheur d’arbres ». Il reprit, l’air innocent :
« Comment savez-vous qu’il est magique ?
- Il ne l’est pas ? demanda Antoinette.
- Oh si, il l’est ! En tout cas c’est ce qu’on dit !
- Et que veux-tu y trouver ? demanda Isabeau.
- Une assiette qui ne se viderait jamais ! » plaisanta Yohann. Et son ventre se mit à grogner terriblement au même moment, ce qui fit éclater de rire les deux femmes. Un homme s’approcha alors, l’air énergique et impatient :
« Alors, les commères, vous comptez l’embaucher pour trier vos pailles ? Vous iriez plus vite ! Il a besoin de manger et vous d’un coup de main ! »
Antoinette prit un air vexé :
« Oh, ça va ! Nous allions le nourrir, de toute façon ! Il fait pitié ! Et nous n’avons pas besoin d’aide, je te remercie ! »
L’homme s’éloigna en riant tandis qu’Isabeau posait son fagot et prenait la main du garçon.
« Par ici : viens chez moi. Mon fils devrait couper du jambon à cette heure-ci. Il te donnera de quoi bien te nourrir.
- Oh, merci. Mais je peux vous aider aussi, vous savez ! Je travaille bien et vite ! »
La femme sourit sans ralentir le pas. Elle ouvrit la porte d’une chaumière petite mais propre et bien rangée.
« Jules ! Tu pourrais venir une seconde, mon chéri ? »
Un jeune homme portant le bouc et un long tablier apparut :
« Oh, salut, l’étranger ! Et toi, Mère, ne m’appelle plus comme ça ! Combien de fois il faudra que je le répète !!
- Nourris-le, je te prie. Et je suis ta mère, je t’appelle comme je veux ! Ah : cet étranger cherche l’Arbramage. »
Là-dessus elle tourna les talons avant que le grand gaillard n’ait eu le temps de répondre. Il poussa un soupir en levant les yeux au ciel et fit asseoir Yohann. Il revint rapidement, chargé d’un plateau sur lequel étaient étalés de grosses tranches de jambon et de fromages, ainsi qu’un pain. Il le posa sur la table devant son invité imprévu et alla vers un tonneau caché dans un recoin, où il remplit deux chopes de cidre. Yohann ne savait ni que faire ni que dire : jamais il n’avait été servi, et jamais on ne lui avait proposé tant de nourriture !
Jules l’observait et, devant l’air indécis de Yohann, lui lança :
« Ben alors, tu manges ou quoi ? Ton estomac va bientôt faire peur aux bêtes s’il continue de grogner comme ça ! »
Puis il éclata de rire, heureux de sa moquerie.
Yohann rit à son tour :
« Oh, ben… Merci ! Vous mangerez aussi, n’est-ce pas ? Tout ceci est vraiment...Vraiment beaucoup... » L’autre prit un air étonné :
« - Ah oui, tu trouves ? J’ai toujours du mal avec les quantités, moi. Ben j’ai mangé tout à l’heure mais je peux croquer encore un morceau. » Là-dessus il marmonna quelques mots devant le pain qu’il rompit ensuite et partagea avec Yohann, recouvrit sa tranche de jambon et la croqua de bon cœur. Yohann l’imita et but goulûment le cidre, ce qui fit rire son hôte.
« Alors comme ça, tu pars chercher un peu de magie, tout seul ?
- Oui. Je vais m’installer dans Millégende : là je commencerai une vie tranquille et libre.
- Je vois… Tu n’as pas d’animaux ? »
Yohann s’inquiéta soudain pour Lenti : son secret était-il éventé ?
« Ben oui, poursuivit Jules. Pour faire un élevage. Des poules, moutons, bœufs, n’importe quoi qui se mange ! Parce que tu es plutôt maigrichon pour un homme qui veut s’installer…
- Ah, oui, mais j’apprends encore. C’est pour ça.
- Mouais… Je vois… Tu imagines qu’un arbre magique te nourrira, peut-être ? » Le ton de Jules était sarcastique. Le jeune homme avait les pieds sur terre et prenait visiblement Yohann pour un rêveur inconscient.
« - Ben… bafouilla Yohann tout en mâchant une part de fromage trop grosse pour sa bouche, on verra ! » Jules éclata de rire et reprit :
« - Oui, on verra ! Un autre voyageur était passé par ici. Il nous a donné un sanglier en échange d’infos, tu te rends compte ?
- Quelles informations ?
- Quelles informations ? Ben c’était pas si important ! Mais un sanglier, un sanglier entier, tu te rends compte ? Drôlement généreux, le gars ! Et puis il faut être un rudement bon chasseur pour pouvoir offrir des sangliers entiers, comme ça ! Il avait des bottes solides, un couteau et un arc, faut dire. Du genre à approcher le gibier sans se faire remarquer, et à le tuer sans alerter toute la forêt. C’était sûrement un sacré bon chasseur ! Pas gros, mais super fort, c’est sûr !
- Oh ! Et il ressemblait à quoi ?
- Ben… Ah ben j’ai pas bien vu. Il avait un grand chapeau, et sa tête était entourée d’une écharpe en laine. Sa peau était noire de poussière. Un manteau en peau d’ours ! J’te parie qu’il dort dehors, le mec ! Mais il était pas bavard. Il grognait plus qu’il parlait et il nous a montré un dessin d’arbre où était écrit « Arbramage » et « Millégende ». En fait, il parlait plutôt par gestes… Ben t’imagines ? Comme il doit vivre seul dans les montagnes ou des trucs comme ça, pour ne même plus avoir l’habitude de parler ! Un vrai solitaire ! Et un dur à cuire, ça c’est sûr ! Il avait une hache dans le dos, le type. Armé comme ça, il pourrait se faire recruter direct chez le Roi, lui ! Je me demande pourquoi il aurait besoin de magie. C’est sûrement un chasseur très fort…
- Ah ? Mais qu’est-ce que vous lui avez dit, alors ?
- Ben ce qu’on sait, enfin ce qui se raconte, hein ? Parce qu’en fait tout ça n’est qu’une légende, et nous deux on a plus l’âge d’y croire, quand même. » Yohann hocha la tête.
« - Qu’un arbre magique exauce les vœux de ceux qui viennent lui déposer des offrandes et veiller sur lui plusieurs jours. Qu’il a été planté à Millégende il y a des siècles mais que seuls qui le cherchent sincèrement et avec leur cœur peuvent le trouver. Là-dessus, ma mère a rajouté que c’était un arbre qui pouvait faire trouver l’amour comme la richesse, mais que l’amour est une richesse… Alors là on l’a interrompue et puis le chasseur, ça ne l’intéressait pas ce qu’elle disait. C’est clair, lui il veut être riche vite fait. Hé, si tu le trouves, tu reviendras nous le dire, d’accord ? Même si on sait qu’il n’existe pas. Mais juste au cas où... »
Yohann promit et aussitôt rota bruyamment.
« - Oh, pardon ! J’ai mangé trop vite, mais j’avais trop faim ! Est-ce que je peux emmener un morceau de pain avec moi ?... »
Jules éclata de rire, ouvrit un morceau de pain qu’il remplit de jambon et de fromage, l’emballa dans un torchon, alla chercher une outre qu’il emplit de cidre, et donna le tout au garçon stupéfait.
« Oh, t’inquiète ! On a d’autres ! »
Alors que Yohann commençait à le regarder, Jules soupira et disparut dans une pièce adjacente. Il en revint avec un manteau et des gants :
« Mets ça avant de sortir. C’est pas que je m’inquiète pour toi, mais je suis sûr que ma mère va encore me faire la leçon si elle te voit repartir si mal habillé ! » Il leva les yeux au ciel en tendant les vêtements à un Yohann enchanté. Il aurait bien voulu se jeter au cou de ce grand gaillard bavard et au grand cœur, mais se souvint de sa plainte lorsque sa mère l’avait appelé « mon chéri » et s’abstint.
Il le remercia encore une dizaine de fois (au moins !) avant de ressortir. Dehors on lui souriait et les personnes qui s’affairaient dans le bourg le suivirent des yeux avec amusement. Yohann rejoignit Isabeau et Antoinette. Alors Isabeau se leva et le prit dans ses bras, le serrant chaleureusement. « Prends soin de toi, c’est entendu ?
- Oui, Madame. Mais je peux vous aider aujourd’hui, si vous voulez.
- Ah non, siffla Antoinette. File ! On se débrouille mieux toutes seules ! »
Elle se leva et embrassa le garçon. Isabeau lui fit encore une accolade et lui souhaita bonne chance. Alors les deux femmes se remirent à leur ouvrage en chantant. Yohann repartit, le cœur léger et l’estomac bien plein, chaudement vêtu et la tête pleine des propos de Jules.
« Mmm.. grogna Lenti. Ce chasseur ne me dit vraiment rien de bon mais c’est notre meilleur indice et je dois retrouver l’Arbramage. Essayons de le suivre sans nous faire repérer, en restant assez loin derrière lui. »
Yohann trouva la prudence de Lenti à l’opposé de l’admiration de Jules et se dit qu’au rythme de leur marche, rester loin derrière serait de toute façon inévitable !
Il approuva son compagnon et lui proposa à manger. « - Merci, répondit-il. J’ai grignoté quelques feuilles et des racines en t’attendant. Peut-être plus tard. »
Ils se remirent en route.
Dans le froid et à travers les bois, ils ne rencontrèrent plus personne durant plusieurs semaines. Ils progressaient lentement. Yohann se dit que le chasseur avait peut-être atteint son but depuis le temps. Lenti ne s’en préoccupait pas : l’important était de suivre la bonne route, qu’importait d’arriver à l’Arbramage avant le chasseur. L’Arbramage serait toujours là pour eux. Yohann songeait à cela lorsqu’ils entendirent des sommations.
« Oh, quelqu’un ! s’écria le garçon.
- N’y allons pas, rétorqua Lentiponer. Ce sont des cris de bataille : ce n’est pas le moment d’aller leur demander notre chemin. »
Ils poursuivirent donc leur route, lorsque des hurlements de peur et de douleur remplacèrent les cris furieux précédents. Yohann s’inquiéta.
« Lenti ?
- Bon, bon… Cachons-nous, cela vaut peut-être mieux… Je vais rester au pied de cet arbre et toi tu vas y grimper. À moins de te chercher, personne ne fera attention à toi. Nous n’avons pas le temps de faire mieux... »
La tortue se plaça contre un tronc épais et rentra dans sa carapace tandis que le garçon escalada un grand chêne. Les cris cessèrent, semblèrent s’éloigner. Puis plus rien, le silence. Yohann se pencha pour scruter les environs. Une flèche se planta soudain à vingt centimètres devant lui, sur la branche qui le portait. Il se plaqua contre le tronc.
« Descends ! Tout de suite ! » cria une voix enrouée.
« - Ou la prochaine t’arrivera dans les fesses !
- Non, non ! Ne tirez plus ! Je descends ! répondit Yohann, paniqué.
- Attends ! Détache ma flèche d’abord. Je n’aime pas gâcher. »
Yohann tira sur le fût de la flèche, tira encore et la sortit d’un geste brusque qui le fit basculer vers l’arrière. « Ah !!! » Il heurta le tronc mais ne parvint pas à s’y retenir, tomba, se rattrapa à une branche plus basse qui craqua, glissa vers d’autres branches qui le retinrent mais, ne retrouvant pas son équilibre, il glissa encore, attrapa des branches qui freinèrent sa chute mais ne l’arrêtaient pas et se sentit tomber tête la première vers le sol. Il fut rattrapé par le chasseur qui l’agrippa puis le mit debout. Yohann voulait le remercier mais le chasseur grogna : « Et ma flèche ? ». Le garçon la tenait toujours, serrée dans sa main droite. Il la lui rendit.
« Mm. » Le mystérieux voyageur observa la pointe, qui n’était pas abîmée. Il la rangea et regarda Yohann. Il fit un geste sec du menton, le poussant brusquement vers l’avant :
« Pourquoi te cachais-tu ?
- J’ai entendu des cris. J’ai pris peur.
- Mm. »
Mais le garçon avait retrouvé ses esprits et tandis que l’autre, devenu indifférent à sa présence, s’éloignait déjà, il le suivit en le questionnant :
« Vous vous battiez ? Que s’est-il passé ?
- Ça te regarde ?
- Heu… Oui, parce que vous avez failli me tuer. »
Le chasseur s’arrêta. Sans se retourner il lança :
« Des braconniers ont voulu voler mon gibier. Je ne le permets pas. » Puis il reprit son pas. Mais Yohann n’en avait pas fini.
« - Oh… Mais vous avez abandonné votre prise ?
- Non.
- Mais… Où est-elle ? Parce que vous ne la leur avez pas laissée, si ?
- Elle est déjà mangée.
- Quoi ? Déjà ?
- Les braconniers étaient chefs de milices et leur chef était bourgmestre. Ils m’ont capturé et jeté en prison.
- Mais c’est injuste !
- C’est la vie. Je me suis échappé, ils m’ont poursuivi, je leur ai mis une plus grosse raclée, fin de l’histoire. Mais entre temps ils ont mangé mon renard. Moi je leur ai pris leurs armes.
- Vraiment ? »
Yohann s’aperçut alors que le chasseur portait un pistolet joliment gravé, qui valait sans doute une fortune, deux couteaux sans fourreaux, une hache et plusieurs arcs. Il avait sans doute aussi pris des flèches, rangées avec les siennes. Il s’arrêta, creusa rapidement un trou peu profond où il jeta les deux arcs et deux couteaux. Puis, il regarda Yohann, reprit l’un des couteaux et referma le trou.
« Salut, lança-t-il.
- Attendez ! Est-ce que je peux vous accompagner ? Juste un bout de chemin, s’il vous plaît. Je suis courageux, vous verrez, et je pourrai vous être utile.
- Et à quoi ?
- Ben, pour faire un abri : je suis un expert en abris, vous savez ! Je sais faire du feu...
- Chasser ?
- Ah, ben… Heu, non… Je ne chasse pas… »
Le chasseur le toisa : « - Ça se voit, maigrichon. »
Yohann ne se vexa pas. Il se souvint de Lentiponer, qui s’était dissimulé sous le chêne.
« Attendez ! Arrêtez-vous un moment !
- Sûrement pas. »
Yohann le laissa partir, se tournant pour rejoindre la tortue, lorsqu’il vit Lenti : il était là, juste derrière lui ! Yohann fit un grand sourire. La tortue lui répondit d’un hochement de tête et poursuivit sa marche à la suite du chasseur qui semblait ne pas l’avoir remarqué.
Yohann marcha entre Lenti et le chasseur, déterminé à ne pas le perdre des yeux. Il quittèrent le bois et traversèrent des plaines enneigées. Yohann savait que la mer se trouvait loin à l’Est mais même sans le ciel bas et les nuages gris il n’aurait plus été possible de la percevoir à l’horizon. Il ne voulait ni perdre le chasseur de vue, ni semer Lenti. Aussi marchait-il le plus loin possible du premier, en se retournant régulièrement pour guetter la progression du second.
Avant que le jour ne s’achève, le chasseur profita des derniers rayons de lumière pour tuer deux perdrix rouges, et lorsque Yohann le rejoignit elles étaient déjà cuites. Le chasseur saisit l’une des broches et arracha une aile, dont il dévora la viande d’un coup de dent. Ses dents étaient blanches, propres, contrairement à sa peau toujours poussiéreuse. Il parla de sa voix enrouée et grave :
« Prends la tienne. Elle est cuite. » Le garçon se retint de sauter de joie : il lui offrait à manger ! Il s’assit, saisit le second oiseau, le toucha du bout des doigts pour ne pas se brûler. Il garda un morceau de viande près de lui, croqua le reste.
« Je m’appelle Yohann, commença-t-il, espérant aussi une conversation.
- Mm. Moi c’est Raph. Dis à ton animal de compagnie de venir se réchauffer. Ce sera plus agréable et plus pratique si tu veux qu’il mange le bout de viande que tu lui as gardé. »
Stupéfait, Yohann fixait le chasseur qui ajoutait :
« Je l’ai vu, tu sais. Mais je ne compte pas me laisser ralentir. »
Lorsque Lenti les eut enfin rejoints, Yohann lui offrit la viande et ne put s’empêcher de questionner encore :
« Dis-moi ? Raph, que cherches-tu, pour marcher ainsi ?
- … J’ai fait des recherches. Et je sais où trouver ce qui m’enrichira.
- Quoi ? »
Mais le chasseur ne répondit pas. Il se coucha, à la belle étoile, enveloppé dans son épais manteau. Yohann ramassa des branches et fit un abri pour Lenti et lui, puis en construisit un au-dessus du chasseur. Ce dernier dormait profondément et sembla ne rien remarquer.
Le lendemain ils reprirent la route et Raph marchait toujours au même rythme, rattrapé en fin de journée par Lenti et Yohann. Cela dura ainsi plusieurs jours.
Un après-midi, Yohann suivait Raph des yeux alors qu’il passait derrière une butte. Il s’étonna de ne pas le voir réapparaître après. Que s’était-il passé ? Il attendit, ce qui laissa à Lenti le temps de le rattraper. Mais Raph ne réapparaissait toujours pas. Il n’y avait pourtant pas d’autre chemin possible… Alors Lenti et lui reprirent la route ensemble, pensant que leur compagnon mal embouché avait simplement fait une pause. Ils rejoignirent l’endroit du chemin tournant derrière une butte : là, il fallait traverser un bosquet puis réapparaître après la butte pour traverser une plaine. Ils parvinrent aux premiers arbres, puis entendirent des jurons : Raph pestait et grognait plus que jamais ! Ils s’approchèrent, entendirent la voix du chasseur et levèrent les yeux : il était accroché par un pied, la tête en sang, se contorsionnant inutilement pour atteindre la corde qui le retenait et qu’il ne pouvait couper. En effet, ses couteaux étaient à terre, non loin de ses flèches. Yohann se précipita : il promettait à Raph de le sortir de ce piège, remarqua le système de levier qui le retenait et la pierre qui avait frappé la tête de Raph après sa capture, ce qui avait sans doute dû lui arracher ses armes des mains. Il avait probablement perdu connaissance un bon moment avant de reprendre connaissance la tête en bas et le crâne blessé. Il ramassa ses armes, saisit le plus court de ses couteaux et tenta de grimper sur l’arbre pour couper la corde. Pendant ce temps, Lenti se glissa vers un arbre éloigné et d’un coup de bec, trancha une corde qui y était fixée.
Aussitôt Raph glissa au sol, relevant sa tête juste à temps pour ne pas la cogner sur la neige. Yohann, félicitant Lenti, se hâta de redescendre de l’arbre pour scier les liens retenant encore leur compagnon. « - Est-ce qua ça va ? » s’enquit Yohann. Lenti s’approcha, observa le crâne de Raph et fit à Yohann des signes de tête affirmatifs. Raph scruta la tortue avec stupéfaction : il avait bien remarqué que ce reptile n’était pas banal… Yohann versa de l’eau sur la plaie tandis que Raph massait sa jambe douloureuse.
« Ce n’est pas beaucoup ouvert, affirma-t-il. Avec un peu de neige ça suffira. Nous devrions faire une pause ici. » Mais Lenti lui donna un coup de patte qui semblait signifier qu’il ne le fallait pas. En effet, il aurait été plus sûr de rejoindre Millégende avant la nuit, afin d’être à couvert. Yohann ne comprenait pas pourquoi mais Raph était également d’avis à reprendre la route. Il était fâché après lui-même pour ne pas avoir repéré le piège, puis, après quelques grognements, il tendit un couteau à Yohann :
« Tiens, cela pourra t’être utile, au cas où il y ait encore d’autres pièges. » Il se détourna pour cacher un sourire tandis que Yohann reçut ce cadeau avec joie. Lenti observait la scène avec satisfaction.
« Merci, Raph.
- Maintenant, avançons tous les trois ensemble. »
Yohann était enchanté de ne plus avoir besoin de guetter son compagnon pressé. Il se doutait bien que le chasseur s’arrêtait tôt, chaque fin d’après-midi, et faisait un feu afin de les attendre Lenti et lui, mais jamais encore il n’avait ouvertement proposé de faire route avec eux. Ils se mirent donc à marcher lentement, à la vitesse de Lentiponer, et ils s’arrêtaient chaque soir plus tard, puisque Raph n’avait plus besoin de les attendre en faisant semblant d’être occupé.
Ils purent donc parler en route, du moins Yohann et Raph, car Lenti ne voulait pas révéler qui il était au chasseur. Yohann parla de l’Arbramage et Raph répondit qu’il en avait entendu parler il y avait de nombreuses années, mais s’était décidé à le chercher récemment.
« Moi, lança Yohann, je voudrais une nouvelle vie, où je serais libre et avec des amis ! Peut-être, même, une famille ? ajouta-t-il du ton hésitant de celui qui n’ose pas trop espérer.
- Une famille ? C’est le plus important… répondit Raph, qui se reprit aussitôt : Mais moi, je veux la richesse. Ce monde n’est pas commode, tu sais. Il faut se prémunir.
- Ah, oui. Je sais comment est ce monde. Il est souvent moche. Alors moi, je sais bien ça, mais j’ai décidé de marcher le regard fixé sur les étoiles pour ne pas voir la boue sous mes pieds. Je sais bien ce qu’est ce monde. Mais je ne lui ferai pas le plaisir de le contempler et de trembler ! Désormais j’avance en suivant mes rêves. »
Raph le fixa, étonné, de son regard bleu, brillant au milieu de son visage assombri par les rebords de son chapeau et par la terre. Yohann lui sourit : il avait cru voir briller ses yeux. Mais un chasseur comme lui, ça ne peut pas éprouver beaucoup d’émotions, n’est-ce pas ?
Lenti les suivait toujours et écoutait toutes leurs conversations.
Chapitre 4, Millégende
Ils avaient marché depuis plusieurs jours et enfin, un matin, Raph réveilla ses compagnons alors que le soleil se levait à peine en leur annonçant, de sa voix étrange et enrouée, qu’en partant tout de suite ils arriveraient à Millégende avant midi.
Yohann, dans un demi-sommeil, se retourna en grommelant. Sans un mot, Raph retira le manteau qui le recouvrait, le secoua et l’accrocha à une branche placée à quelques mètres, tout en poussant de temps en temps le garçon du pied pour l’obliger à se lever.
Fatigué, Yohann se fâcha :
« Mais enfin, tu as bientôt fini de commander !
- Tu voulais me suivre, alors suis-moi.
- Je veux encore dormir. Il fait nuit !
- Moi je suis prêt et je pars. »
Yohann ouvrit péniblement les yeux et observa son enquiquineur d’interlocuteur.
« - Oh, toi tu es toujours le premier levé ! Et pourtant tu es toujours sale ! Mais... » Il le fixa, semblant voir soudain une évidence qu’il n’avait jamais remarqué :
« - Et puis, tu rases tous les jours ta barbe ! Mais tu ne dors jamais !
- Je me lève tôt, moi. Et oui, je me rase en faisant ma toilette, tous les matins. Ça s’appelle la discipline, mon p’tit.
- Ah oui ? Alors pourquoi tu as toujours tellement de saletés sur la figure ? C’est pas que tu sentes trop mauvais, mais bon...
- Ben… Non mais, je me rase et je lave mes dents ! Toi tu n’en fais pas autant ! »
Raph tourna subitement le dos, enfila son arc sur l’épaule et se mit en marche. Le garçon grommela, marcha en titubant jusqu’à son manteau et suivit le chasseur. Lentiponer observait la scène d’un air amusé (bien qu’on ne sache jamais, avec les tortues, ce qu’elles peuvent penser!) et les suivit.
Ils parvinrent à l’orée de Millégende au milieu de la matinée. Le groupe s’arrêta, interdit, devant l’immensité de la forêt : des arbres à perte de vue, emplissant toute la ligne d’horizon, comme s’ils peuplaient tout le reste du Royaume. Des branches verdoyantes, y compris celles des feuillus, malgré les rigueurs de l’hiver. Des sentiers qui démarraient de dizaines d’endroits différents, comme des invitations lancées généreusement à tous les visiteurs. Chacun d’eux semblait s’avancer dans un tunnel sombre et vert, sous un toit de feuilles protectrices et dessinant sur le sol les silhouettes des branches de la canopée. Une cathédrale naturelle, sans limites et mystérieuse.
Le cœur de Yohann se serra malgré lui devant ce spectacle époustouflant :
« Est-ce qu’elle est hantée ? » souffla-t-il.
Raph s’avança en haussant les épaules et entra dans Millégende. Lenti le suivit de son pas le plus rapide. Yohann trouva sa question idiote et leur emboîta le pas.
Ils marchèrent ainsi toute la journée. Raph guettait le soleil pour se diriger, cherchant à atteindre la partie la plus centrale de la forêt. Lentiponer, plus motivé que jamais, allait bien trop vite pour une tortue et devait parfois s’arrêter pour reprendre son souffle. Raph le remarqua et proposa une halte près d’une fontaine. L’eau coulait, fraîche mais non gelée, comme si le froid glacial de l’hiver n’avait pas réussi à pénétrer jusqu’ici. Yohann en fit la remarque. Le chasseur resta perplexe.
« Peut-être est-ce l’Arbramage qui protège toute cette forêt ? » proposa le garçon. Lenti avait les yeux grand ouverts, semblait vouloir parler, s’en retint. Il se remit en marche. Mais Raph le retint :
« - Nous avons beaucoup marché, Lenti. »
C’était la première fois que le chasseur s’adressait à l’animal.
« - Et il fera bientôt nuit. Campons. »
Lenti semblait regretter cet arrêt mais sa sagesse de tortue lui disait qu’il avait besoin de s’arrêter, sans quoi il ne pourrait pas arriver vivant à l’Arbramage. Se sentir si près de sa fille lui faisait oublier de manger, de boire, de dormir… Mais Raph, lui, ne l’oubliait pas.
Yohann s’empressa de ramasser des branchages pour construire des abris puis, admirant les hauteurs paisibles des arbres, y renonça et installa de douillets couchages. Raph sourit : voilà plus de confort qu’habituellement, avec ces lits de feuilles posées sur des sommiers de branches solides. Il partit chasser, revint avec un lièvre énorme tandis que Lenti avait montré à Yohann des baies comestibles et délicieuses. Ce fut donc dans un climat printanier que le petit groupe s’endormit, sans crainte du froid et le ventre plein ! Même Raph n’avait pas pensé à organiser des tours de veille.
Cependant, au milieu de la nuit, des courants froids circulèrent entre les arbres. Yohann se réveilla en grelottant. « Mais qu’est-ce qu... » Il se tut soudain, horrifié : devant lui se tenait une haute silhouette noire, sans visage. « - AAAH !! » Il sursauta : quelque chose de froid venait de lui toucher la main. Il se leva, paniqué. Puis s’aperçut que Lentiponer venait de le toucher pour lui parler : « - La forêt se protège, murmura Lenti. Nous ne devons pas avoir peur. Il faut tenir. »
« - Hé ! Qui est là !! » hurla soudain le chasseur. Sa voix semblait étouffée par les brumes qui grandissaient autour des trois compagnons.
« - J’ai entendu une voix ! dit Raph plus calmement, rassuré de voir le garçon et la tortue sains et saufs.
- C’est la forêt, répondit Yohann. Elle se défend. Nous ne devons pas avoir peur. Il faut tenir.
- Juste. » conclut simplement le chasseur, qui tomba ensuite à la renverse, comme pétrifié d’horreur. Devant lui se construisait une prison ignoble, sale, pullulant d’insectes gigantesques et de rats géants agressifs… Des murs glissants, suintant de sueur et de sang se dressaient tout autour de lui. Raph se débattit, cogna les murs, chercha une lumière à leur sommet mais seule la noirceur et la solitude se révélaient. Autour de lui, il n’y avait plus de forêt, plus de compagnon de voyage, plus le moindre brin d’herbe. Juste des cachots malodorants, sombres, crasseux et dangereux… « NOOON !!! » Il ôta son chapeau, le jetant contre les parois sombres et libérant de longs cheveux. Puis cogna de tous ses poings sur les murs qu’il ne pouvait escalader et qu’il était écœuré de toucher.
Lenti respira profondément, décidé à rester calme, et observait Raph qui tombait à terre, puis le chasseur fut caché par un tourbillon de poussières noires. Il l’entendit vaguement crier « Non ! », comme si sa voix venait de loin, très loin… Puis soudain une petite fille tomba au sol devant lui, comme si elle avait été jetée du ciel. Elle souffrait. « Hannah ! » s’écria Lenti. Mais il ne parvenait pas jusqu’à elle : plus il s’en approchait, plus elle semblait loin et se pliait de douleur. « - C’est un maléfice, c’est un maléfice, se répétait Lenti. Hannah n’est pas ici... » Alors des vieillards enchaînés apparurent tout autour de lui, ainsi que son épouse. Ils l’appelaient. Mais il était pétrifié et ne pouvait plus bouger. « - Ce n’est pas réel ! » se répétait Lentiponer qui ne parvenait pourtant pas à s’empêcher de regarder l’ignoble spectacle, souffrant avec ses mirages.
Yohann n’entendait rien des cris de Raph et de Lenti. Il était cerné par des êtres noirs, comme des fantômes, qui flottaient autour de lui en l’insultant. Il ne comprenait pas leurs mots mais en saisissait parfaitement le sens : ils le traitaient d’idiot, de débile, d’incapable, de boulet, l’appelaient « punaise » ou « parasite » et se moquaient de lui. Ils riaient, incroyablement heureux de le maltraiter. Il perçut le regard de certains de ces spectres : des regards froids, sadiques, qui en même temps ressemblaient abominablement à ceux de ses parents, de ses frères et sœurs… Alors des personnes entrèrent dans le cercle que formaient ses tyrans : il reconnut les villageoises qui l’avaient aidé, Jules et des hommes du bourg. Mais cette fois ils ne lui souriaient pas. Ils l’insultaient, l’accusaient d’avoir profité d’eux, de vouloir les voler, de vouloir voler la magie de l’Arbramage pour son intérêt, de trop manger, de ne pas savoir se débrouiller seul, d’être un incapable et un misérable voleur… « - Non ! Ce n’est pas vrai ! Vous savez que ce n’est pas vrai !! » hurlait Yohann. Mais ils l’insultaient de plus belle. Le garçon criait, se défendait, mais personne ne l’écoutait : au contraire, ses ennemis semblaient prendre de plus en plus de plaisir à le torturer. « - Tu as abandonné ta famille ! Ils vont mourir à cause de toi ! » Yohann avait oublié la mise en garde de Lenti. La forêt se défendait, tout ceci n’était pas réel. Mais il sanglotait encore à chaudes larmes lorsque, enfin, un rayon de soleil chassa ses fantômes.
Il lui semblait avoir passé des siècles en enfer.
Yohann se laissa tomber à quatre pattes, visage vers le sol, secoué de sanglots. Il sentait à nouveau la présence de ses compagnons à ses côtés. Eux aussi étaient lessivés. Lenti fut le plus rapide à se remettre de ses émotions, reniflant bruyamment et s’approchant du garçon. Celui-ci se jeta sur la carapace de son ami et pleura à chaudes larmes. Lenti jeta un coup d’œil à Raph qui remettait son chapeau et tremblait encore de cette nuit infernale. Il appuya sa tête contre Yohann pour le consoler et le chasseur s’approcha d’eux. Ce dernier ne parla pas. Il posa sa main sur le dos du garçon qui se retourna aussitôt pour se jeter dans ses bras. Sans vaciller, il le saisit et le berça contre son épaule, le tenant fermement pour le rassurer en lui caressant les cheveux. Yohann semblait ne pas vouloir le lâcher.
Puis, enfin, le garçon parla : « - Je n’ai abandonné personne. Personne ! Ce sont eux, qui m’ont abandonné ! Ils ne m’ont jamais aimé ! » Raph le berçait toujours.
« - Moi je ne t’abandonnerai pas, répondit-il. J’aurais été heureux que tu sois mon fils. »
Yohann renifla, Lenti le regarda.
« - Vraiment ? Tu me voudrais comme fils, toi ? » Raph le confirma d’un signe de tête.
« - Tu m’adoptes, alors ? D’accord ? Je suis ton fils ?
- Sois mon fils. D’accord. »
Yohann sauta de joie, embrassa Raph, embrassa Lenti, dansa en chantant qu’il avait un père, et un bon père, quelqu’un de bien, qu’il serait un bon fils…
Lenti vit Raph faire la moue au mot de « père » tout en souriant. Puis le chasseur se tourna brusquement vers la tortue : il se sentait observé et détestait ça.
« - Ta tortue est… Spéciale, non ? Demanda-t-il.
- C’est vrai. » Yohann lança un regard entendu à Lentiponer, comme pour l’inciter à parler, à dire la vérité à Raph. Mais Lenti leur tourna le dos et se mit en route vers le centre de la forêt.
« - Elle a l’air plus pressée que nous... » marmonna Raph. Yohann aurait voulu tout lui raconter. Mais il ne devait pas trahir son ami.
Jamais Raph et Yohann n’avaient été aussi pressés : ils souhaitaient de tout leur cœur trouver l’Arbramage avant la nuit et ne s’arrêtaient pas pour manger, ni se reposer. Pour aller plus vite, Raph avait accroché la lourde tortue sur son dos, ce qui ne plut guère à Lenti… Mais il se laissa faire, conscient qu’il les ralentissait. Lui non plus, d’ailleurs, ne voulait pas passer une nouvelle nuit de cauchemars. Raph guettait la position du soleil, Lenti lui tapait sur l’épaule lorsque leurs pas déviaient de l’angle idéal pour atteindre le cœur de Millégende. Ils savaient quelle forme avait cette forêt ancestrale et où elle était la plus dense : tout le monde le savait. Mais elle était si grande qu’on ne pouvait en traverser la moitié en moins de deux jours. Le jour se terminait déjà… Ils avaient marché onze heures presque sans s’arrêter : ils étaient affamés et épuisés. Raph mit genou à terre. Il détacha Lenti de son dos, qui s’empressa de chercher des ronces à mûres et des racines. Yohann se laissa tomber sur le sol, fatigué mais effrayé :
« - La nuit arrive… Ça va recommencer…
- Alors il nous prendre des forces avant. Nous savons ce qui nous attend, cette fois, souffla Raph.
- Oui… Courage… »
Raph avait la respiration saccadée et lente de ceux qui sont à bout de souffle. Son ventre criait de faim. Il avait donné les restes de la veille à Yohann en lui demandant de manger en marchant.
Le chasseur se releva, prit son arc et s’éloigna. Il revint rapidement avec un faisan, qu’il fit cuire sur un feu dont la lumière et la chaleur redonnait à lui seul de l’énergie aux trois amis.
Chapitre 5, L’Arbramage
La nuit tombait. Lenti, cependant, était attiré par la forêt. Il s’éloigna des deux autres, se retourna, les regarda avec insistance, et se remit à marcher vers le cœur de Millégende. Raph murmura : « Nous ne devrions plus être très loin, maintenant... » et regarda Yohann. Le garçon comprit :
« - Oui, répondit-il. De toute façon, nous ne pourrons pas dormir cette nuit, pas vrai ? »
Raph approuva d’un signe de tête. Ils se remirent en route à la suite de Lenti. Cette fois, la tortue marchait devant. Raph avait dégainé son arc et une flèche, prêt à tirer. Mais qu’aurait-il pu faire face à des fantômes ?
« - Là-bas ! Une lueur ! » cria Yohann. Raph l’avait vue, lui aussi. Il ne savait qu’en penser et préférait ne pas se réjouir. Mais les ombres qui les avaient hantés cette nuit n’étaient visibles que pour chacune de leur victime. S’ils voyaient tous la lumière, cela signifiait qu’elle n’était pas l’une d’elles.
Lenti poursuivait sa course vers la lueur. Il fonçait droit sur elle. Raph et Yohann marchaient à côté de lui.
« - Oh ! » Raph ralentit le pas, admirant le spectacle qui s’offrait à eux.
Près d’un ruisseau, parmi les autres arbres de la forêt, l’un d’eux était plus grand et plus large, et surtout ses feuilles brillaient, comme si elles reflétaient la lumière de la Lune. Or la Lune n’était pas visible. Son tronc ressemblait à un entrelac de plusieurs troncs, ses branches étaient épaisses, solides, se divisant en un nombre incalculable de ramures. Et, plus étonnant encore, il portait des milliers de fleurs violettes, fraîches, grandes ouvertes et éclairées par la luminosité argentée des feuilles alors que le sol était jonché de pétales.
Les voyageurs restèrent à quelques mètres de lui, subjugués, avant d’oser faire les quelques pas qui leur permettraient de toucher l’Arbramage.
Aucun n’osait parler. Lentiponer était ému jusqu’aux larmes. Enfin, le voilà, l’Arbramage formé par sa fille et les siens ! Le voilà, après deux cent ans de recherches, de labeurs, de dangers, d’espoirs… Il avait retrouvé Hannah…
Raph tenait toujours son arc et sa flèche, mais ses bras tombants semblaient les avoir oubliés. Il hésitait à empiéter sur le tapis de pétales qui s’offrait à lui. « - La Magie existe... » murmura-t-il. Soudain, mû par un élan intérieur irrésistible, il se laissa tomber à genoux sous les branches immenses et protectrices de l’Arbramage, fasciné, comme hypnotisé par la beauté du lieu. Yohann s’approcha de lui, lui toucha l’épaule, ému. Il vit la lumière des feuilles se refléter sur le visage du chasseur : l’ombre de son chapeau ne suffisait plus à dissimuler ses traits qui lui parurent soudain si fins, sous la couche de terre dont il restait sans cesse barbouillé. Une branche s’abaissa pour toucher l’autre épaule de Raph dont les yeux se remplirent de larmes. Que lui arrivait-il ? Quel cadeau l’Arbramage lui faisait-il déjà ? Il se tourna vers Lentiponer : celui-ci s’approchait de l’énorme tronc, lentement, avec infiniment de respect. Il avança sa patte avant droite vers le bois et ouvrit le bec. Yohann s’attendait à ce que son ami reptile prononce une formule apprise il y a deux siècles auprès de sa femme mage, qui libérerait leur fille et ses protecteurs. Tout autour d’eux, les reflets des feuilles donnaient l’impression qu’ils étaient entourés de papillons de lumières.
Mais Lentiponer fut soudain projeté contre le tronc par un violent coup de vent. Raph et Yohann sortirent de leur torpeur : ce n’était pas le vent. Un tourbillon de poussières noires se jetait sur le reptile.
Yohann se jeta en avant pour secourir son ami. Aussitôt Raph le suivit.
« C’est le Spectre Sans Mort ! » hurla le garçon.
Le Spectre Sans Mort se tourna alors vers lui et des sons pierreux résonnèrent : « - Tu sais donc qui va te tuer ! »
Lenti reprenait ses esprits. Une lance noire, dure et brillante, comme faite d’onyx, vola vers Yohann. Raph se jeta en avant, la percuta de son arc et la fit dévier. Le Spectre Sans Mort tourna alors un visage noir et sans trait vers le chasseur tandis que celui-ci lui lança une flèche : elle le traversa en l’obligeant à se diviser en deux. Puis il se reforma.
Yohann cria : « - Il faut gagner du temps, Lenti saura quoi faire ! » Raph lui jeta un coup d’œil : il ne semblait pas étonné. Cette tortue était spéciale. Mais déjà le Spectre Sans Mort, qui ne prêtait pas attention au garçon, forma une demi-douzaine de lances d’onyx qui volèrent vers Raph. Des branches d’arbre se jetèrent alors sur elles pour les attraper au vol et les garder enlacées. Le Spectre Sans Mort s’éleva alors, monstrueux et dominateur. Sa voix pierreuse tonna et lança un sort au chasseur : « - Chasseur, sois à jamais ce que tu es ! Un lion ! » Un nuage noir s’abattit alors sur Raph qui disparut sous une pluie de cendres qui semblait interminable.
« - Nooon !! » Yohann hurlait tout son désespoir. Il se jeta sur le Spectre Sans Mort qui le rejeta d’un simple lancer de pierre. Lenti s’appuyait contre le tronc, se concentrant sur la formule qu’il se répétait depuis deux cent ans : « ! Hzmadaïm chalh frethshhaH ! ! Hzmadaïm chalh frethshhaH ! »
Le Spectre Sans Mort se réjouissait déjà de sa victoire et annonçait la suite de ses tortures : « - Ensuite, lion, tu mangeras ce petit ! Tu mangeras et je ferai de toi MON chasseur ! Tu m’obéiras ou tu deviendras une cataire, mauvaise herbe ! »
« - ! Hzmadaïm chalh frethshhaH ! » lança à nouveau Lenti.
Alors l’Arbramage rayonna, aussi fort que si une boule de feu venait de s’abattre sur lui. Le Spectre Sans Mort se tourna vers lui en criant d’horreur : les branches diminuaient, le tronc disparaissait, remplacé petit à petit par des hommes et des femmes. Certains, en âge de combattre, protégeaient quatre personnes âgées qui elles-mêmes tenaient contre elles, au milieu de ces personnages incroyablement lumineux, une petite fille qui devait avoir quatre ou cinq ans. Tandis que le Spectre Sans Mort s’élevait au-dessus d’eux pour les frapper, la petite fille s’élança vers la tortue qu’elle reconnut aussitôt : « - Papa ! ». Il allait la frapper lorsque la voix de Raph retentit derrière lui : « - J’ai entendu dire que la magie doit trouver un minimum de cohérence pour pouvoir agir ! » Le chasseur se redressait sur un tapis de cendres, sans son grand chapeau, les cheveux volant librement autour de son visage moqueur et déterminé. Il saisit son couteau : « - Tu veux te battre ? Alors viens, viens toi-même au lieu de lancer tes maléfices ! »
Yohann, d’abord soulagé de voir son ami en vie et sous sa forme humaine, prit peur :
« - Non, Raph, ne le combats pas ! » Il n’osa pas ajouter : « Tu ne peux pas gagner ! » Le Spectre Sans Mort, d’abord interloqué, se transforma rapidement en géant et se jeta sur Raph, qui glissa dans le ruisseau. Son ennemi se jeta sur lui et plongea sa tête sous l’eau pour le noyer, furieux de l’échec de son maléfice. Yohann se jeta sur son dos mais une force en sortit pour le rejeter. Il retourna défendre son ami, celui qui venait de le prendre comme fils, qui les avait aidés Lenti et lui et guidés jusqu’ici…
Profitant de cette diversion, Hannah embrassa la tortue en chantant : « - ! Hzmadaïm chalh frethshhaH ! ! Hzmadaïm chalh frethshhaH ! ! Hzmadaïm chalh frethshhaH ! »
Les grands-parents de la petite fille et leurs compagnons chantèrent avec elle. Une mélodie d’une douceur et d’une légèreté indescriptibles s’éleva, emplit les lieux, qui devinrent plus lumineux encore.
Un large ruban de lumière partant de ce qui était auparavant le tronc de l'Arbramage cerna le Spectre Sans Mort, l’enserra, libérant Raph. Yohann se précipita pour l’aider à sortir de l’eau : il vit alors pour la première fois le visage de son ami. Raph avait la peau claire, fine, et sous ses longs cheveux il n’était plus un chasseur.
Lentiponer se transforma soudain en un homme grand, vêtu de fourrures, les cheveux mi-longs et les cheveux clairs, les yeux brun clair. Yohann s’écria alors : « - Theobald ! Tu es redevenu Theobald ! » Hannah se jeta dans les bras de son père qui menaçait du doigt le Spectre Sans Mort, lequel se débattait en hurlant que tout ceci était impossible !
« Tu ne m’as pas fait disparaître, Spectre ! cria Theobald. Et tu nous as sous-estimés !
- Comment !? Comment mes maléfices ont-ils pu échouer ! hurla le Spectre Sans Mort.
- Pour commencer, tu aurais dû te souvenir que tu m’avais transformé en tortue, que ma fille avait résisté à ton sort au lieu de mourir, et tu aurais mieux fait de vouloir transformer Raph en lionne ! Tu as lancé un sort impossible, Spectre ! »
Yohann regardait le chasseur qui s’était relevé et se rapprochait de Theobald, peinant à croire ce qu’il voyait. Raph était Raphaëlle.
« - Ça alors… murmura-t-il… Je n’ai pas un père adoptif, alors… Mais une mère... »
Raph, qui l’avait entendu, ne put s’empêcher d’éclater de rire. Hannah n’y comprenait rien mais se mit à rire elle aussi, entraînant tous les autres. Leurs rires recouvrirent les cris du Spectre qui disparaissait, s’agitant douloureusement au milieu du ruban de lumière qui le consumait. Le Spectre Mort ne laissa plus le moindre grain de poussière, pas la moindre noirceur derrière lui. Un vent se levait : il emporta toute trace du Spectre et amena des sons venus de loin, des sons de cloches sonnant à la volée. On célébrait Noël.
Tout le monde s’embrassa, Hannah dansa et emporta Yohann dans ses pas, sous une pluie de pétales violets et brillants qui tombèrent toute la nuit.
Ils s’endormirent tous sur un matelas de pétales, sans qu’aucun fantôme, aucun cauchemar, ne vienne les hanter. Un sommeil empli de couleurs et de joies répara toutes les peurs, les fatigues et les souffrances vécues.
Ainsi, le soleil de midi les réveilla un à un.
Ils firent un feu, mangèrent, parlèrent, conscients de ne pourtant pas pouvoir se raconter deux siècles d’aventures. Les grand-parents de Hannah questionnèrent si bien Raphaëlle qu’ils apprirent qu’elle avait eu une vie terrible, se finissant dans une prison abominable dont elle avait pu s’échapper grâce à sa méfiance, son sens de l’observation et sa ténacité. Mais cette époque était révolue. Il était temps de revivre, pour elle comme pour eux tous.
Theobald et les siens décidèrent de retourner dans les Pays du Nord afin de les reconstruire, du moins selon ce qu’ils trouveront, deux cent ans après leur départ.
Yohann et Raphaëlle les encouragèrent et s’apprêtaient à leur dire au revoir, le cœur serré.
Theobald s’approcha d’eux. « Je t’ai bien observée, Chasseur ! dit-il à Raphaëlle. Tu as un bon cœur et tu as assez été seule. Et puis… Je voudrais bien ne pas te quitter. »
Hannah et Yohann saisirent les mains de Raphaëlle et faisaient de grands signes à Theobald pour l’encourager.
« Je vais construire une grande maison, vois-tu… Et… Heu…
- J’accepte de vous suivre, coupa Raphaëlle.
- Ah ? Heu… C’est merveilleux, ça !
- Oh, Papa !!! s’impatienta Hannah ! Nous ne sommes pas des peureux, dans notre famille ! Demande-lui ! »
Tout le monde se mit à rire. Alors Theobald se décida et demanda à Raphaëlle de l’épouser. Elle accepta d’y réfléchir.
Cela suffit pour provoquer un grand cri de joie et de nouvelles danses.
Et puis, la suite… Vous pouvez l’imaginer… Ils partirent tous ensemble vers de nouvelles aventures, heureux et unis...
Mais prenez garde, à l’approche de Noël, à qui vous rencontrerez… On croise parfois de drôles d’animaux dont on pourrait se moquer, des marginaux à l’air dangereux, des histoires auxquelles on ne croyait pas… Mais qui sont bien plus que ce qu’ils semblent être…
Fin